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    Le petit François, CM2, corrige la dictée de brevet 2001.

     

    Dans un article récent, l'historien de l'éducation Claude Lelièvre a tenté de montrer que le nombre d'heures de cours consacrées au français n'avait pas diminué à l'école primaire entre le début du XXe et le début du XXIe siècle, en tout cas en proportion. Il conclut sa réflexion ainsi :

    In fine, la proportion du temps alloué spécifiquement à l’apprentissage du français est le même que dans les débuts de la troisième République, à savoir un bon tiers.

    Il cherche ainsi à faire pièce aux analyses "déclinistes" de l'association Sauvez les lettres, qui a fait école dans le discours du camp des "Républicains".

     

    Baisse relative et dégringolade absolue

    Mais les faits sont têtus.

    1. M. Lelièvre ne compte pas les 5 h consacrées en 1882 aux "exercices d'écriture proprement dite" au cours élémentaire. On ne peut donc pas dire qu'entre 1882 et 1923, seul un tiers des 30 heures de cours par semaine servait à faire du français, sauf à avoir une conception restrictive de ce qu'est cette discipline, et à imaginer que ce type d'exercices a subitement disparu au cours du siècle.

    Logiquement, sur l'ensemble du cursus élémentaire de 1882, il faut plutôt compter 10 + 5 h / semaine au CE, et 10 h en CM, soit 12,5 h / semaine en moyenne, c'est-à-dire 41,6 % du temps hebdomadaire.

    2. Surtout, le choix de s'en tenir strictement au rapport du nombre d'heures de français sur le nombre d'heures de cours total minimise la perte horaire en valeur absolue. Si la proportion passe d'un peu moins de 42 % de la semaine à un peu plus de 36 % entre 1882 et 2008, un élève de 1882 faisait du français 12h30 par semaine et un élève de 2008 seulement 8h45. La baisse est de 3h45, soit une baisse de 30 %.

    Si la proportion du temps consacré au français est (très grossièrement) restée d'un tiers du temps hebdomadaire pendant le XXe siècle, ce fut aussi un peu moins d'un tiers de français en moins pendant la même période.

    On peut tourner les choses comme on le veut, le constat formulé par Loys Bonod dans son article fondamental est indépassable :

    Un élève sortant du collège aujourd’hui [i.e. avant les réformes de 2008] a bénéficié dans sa scolarité de moins d’heures de français qu’un élève sortant de l'école primaire avant la mise en place du collège unique (1908h contre 2016h).

    Si l'on regarde les chiffres, on s'aperçoit qu'on peut opposer une période relativement stable, entre 1882 et 1969, où les cours de français occupent entre 50 et 40 % de la semaine de cours, atteignant même la quantité de 14 heures en moyenne de 1923 à 1938. La diminution constatée en 1956 résulte d'une volonté d'inclure les "devoirs" dans le temps scolaire : on peut vraisemblablement supposer qu'une proportion non négligeable était consacrée au français.

    La vraie rupture intervient avec la pédagogie de l’Éveil et le tiers-temps pédagogique. De 1969 à 2008, c'est la dégringolade : on passe d'un coup d'une moyenne de 12h45/semaine (devoirs à l'école y-compris) à une moyenne de 10 heures. Puis les élèves perdent peu à peu un nombre d'heures impressionnant pour finir sous les 8 h/semaine en 1995.

    Les réformes Darcos, honnies par beaucoup, ont, à partir de 2008, relevé ce seuil à 2196 heures de français au total (10h en CP et CE1, 8h du CE2 au CM2). La tendance s'inverse et compense, partiellement, un demi-siècle d'hémorragie.

    Ainsi, Claude Lelièvre nivelle toutes les aspérités de l'évolution qu'il décrit, laissant croire que l'effort consenti par le système scolaire pour faire faire du français aux élèves est resté constant.

     

    L'allongement des études à la rescousse ?

    Mais certains seront tentés de rappeler que la scolarisation s'est allongée depuis quelques décennies. Si la majorité des élèves poursuit sa scolarité au-delà de la troisième pendant trois ans de lycée, il serait absurde de comparer les situations d'un élève de fin de CM2 d'autrefois et d'un jeune bachelier général ou professionnel d'aujourd'hui. Il serait en revanche logique de considérer qu'un élève actuel a fait davantage de français que ces prédécesseurs.

    Cet argument ne tient pas.

    En effet, un lycéen de section ES et S a suivi, en fin de 1re, 4 heures de français par semaine pendant deux fois 36 semaines, soit 288 heures. Un élève de Terminale L arrivera au compte de 432 heures, puisqu'il suit un cours de littérature de 2 heures par semaine pendant l'année du bac. Un lycéen en section technologique aura suivi 216 heures de français.

    Le titulaire d'un bac professionnel aura suivi 380 heures d'un cours mêlant français, histoire, géographie et éducation civique. On ne peut strictement diviser par deux cette durée, sachant que les professeurs de lycée professionnel font aussi du français en faisant cours d'histoire-géographie-éducation civique. Mais il serait très exagéré de considérer que la totalité de ces heures a été consacrée au français. Comptons hardiment les trois quarts, soit 285 heures, afin de rejoindre les quantités d'un bac S ou ES.

    Faisons les comptes :

    du CP aux bacs S et ES : 2196 + 288 = 2484 heures

    du CP au bac L : 2196 + 432 = 2628 heures

    du CP au bac technologique : 2196 + 216 = 2412 heures

    du CP au bac professionnel : 2196 + 285 = 2481 heures

    Même après la compensation horaire de 2008, le saut quantitatif n'est pas flagrant.

    En 2019, un bachelier technologique aura fait 396 heures de plus qu'un CM2 d'autrefois, soit un peu moins de 2 années de la 6e et de la 5e de l'époque (les élèves faisant 6 heures par semaine, dont 3 en demi-groupe !). Les bacheliers S et ES (les plus nombreux au lycée général) ajouteront à leur régime à l'ancienne de 2016 heures un peu plus d'une 6e et d'une 5e d'antan. Quant aux L actuels (très peu nombreux), ils auront le privilège de faire une 6e, une 5e et une 4e d'autrefois.

     

    Rappelons que ce constat ne vaut que pour les élèves qui sont arrivés en 6e en 2013. Auparavant, le régime était le même que depuis 1969. Il a fallu des réformes "traditionalistes" pour retourner la "baisse tendancielle des horaires" de français. Entre 1969 et 2008, pendant 39 ans, celle-ci fut effective.

    Avant 2008, au point d'aboutissement de la perte d'heures entamée au mitan du demi-siècle précédent, un bachelier avait fait entre une 0,5 et 1,5 année de 6e "ancienne formule" de plus que les 2016 heures de l'élève de CM2 d'autrefois.

    Il reste à savoir si l'inflexion de 2008 était une réaction temporaire ou un véritable retournement de la courbe. On sait que ces instructions ont été très critiquées, notamment par les inspecteurs et les pédagogues du courant "moderniste". On sait aussi que le 5 février 2015 le président François Hollande a déclaré vouloir favoriser la "maîtrise du français dès la maternelle", ce parti-pris "fondamentaliste" (au sens du fameux "retour aux fondamentaux") n'étant certainement pas du goût des membres du CSP chargés de rédiger les nouveaux programmes dans une logique curriculaire et interdisciplinaire.

    Il n'est pas du tout sûr que les horaires Darcos soient maintenus en l'état, ni à plus forte raison augmentés pour revenir au niveau d'avant 1969.

     

    La massification ne change rien.

    Nos calculs seront d'autant plus troublants si l'on précise deux choses.

    1. En 2009, seuls 84 % des 15-19 ans sont scolarisés. Le nombre d'heures de français suivies par les lycéens doit donc être pondéré par l'existence de 16 % d'adolescents et de jeunes gens qui n'en font plus depuis la troisième.

    2. Dans la période qui court de 1882 à 1969, les élèves ne s'arrêtaient pas tous en CM2.

    Le nombre des élèves qui continuaient leurs études, en cours supérieur puis en EPS (École Primaire Supérieure), en Cours complémentaire quand les EPS furent abolies, puis en 6e, s'est accru très spectaculairement après la deuxième guerre mondiale. Entre 1945 et les années 60, on passe d'environ 20 % d'élèves en post-élémentaire à près de 50 %, et cela avant la prolongation des études à 16 ans en 1959.

    En 1956, 40,4 % des élèves poursuivaient leurs études en 6e ou en cours complémentaire. Et ils avaient encore un peu moins de 13 heures de français par semaine en moyenne. En 1962, c'est 55 % des élèves qui étaient dans ce cas, avec cette fois un peu plus de 11 heures en moyenne. C'est à ce moment que les deux courbes se sont croisées : celle de la démocratisation des études post-élémentaires et celle de la diminution des horaires de français.

    Combien d'élèves d'alors ayant effectué un, deux, trois, quatre ans de cours de français supplémentaires, pour atteindre, par exemple, le Brevet élémentaire puis le BEPC ? Le décompte actuel des heures de français en fin de lycée n'a pas du tout à souffrir la comparaison, au contraire ! Et ne parlons pas de ces élèves qui restaient en Classe de Fin d’Étude primaire pour tenter de passer leur Certificat de Fin d’Étude avant 14 ans ! L'allongement global des études n'a donc pas du tout fait exploser la quantité de français enseignée aux élèves français.

    Nous ne disposons pas de chiffres concernant la longueur des études post-élémentaires des élèves d'avant la loi Berthoin de 1959 et l'allongement de la scolarisation à 16 ans. Mais sachant qu'on entrait au CP à 6 ou 7 ans, il est logique qu'on allât, si l'on ne redoublait pas, jusqu'à l'équivalent de la 4e, au minimum, voire en 3e pour les plus jeunes d'une promotion. Et si l'on redoublait , on faisait toujours du français. On peut donc supposer que seuls les bacheliers L de 2019, avec leurs 432 heures de cours au lycée, auront eu un nombre d'heures de français équivalent à un élève de 14 ans d'avant 1959.

    Bref, l'allongement de la durée des études n'a pas compensé la véritable hémorragie des heures consacrées au français en primaire et dans le premier cycle du secondaire.

      

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    Il faut le préciser, ces calculs ne ferment pas la porte aux débats qui entourent la comparaison du présent et du passé, puisqu'on n'a pas du tout posé la question des contenus et des méthodes. Mais on ne peut pas nier la diminution drastique des efforts du système scolaire pour donner aux élèves de primaire et de collège le temps d'apprendre à lire et à écrire.

    Surtout, il me semble important de ne pas donner crédit au relativisme historique qui affirme que, bon an mal an, les élèves sont aussi bien lotis qu'autrefois en terme de quantité d'heures consacrées à l'apprentissage de leur propre langue.

    Pourtant, le problème pourrait être posé de manière plus saine. Il n'y a pas lieu d'opposer le cours de français au reste, reste qui peut être tout aussi "fondamental" en primaire. Pensons au calcul, à la géométrie, aux sciences, mais aussi au chant, au dessin, aux travaux manuels et au sport !

    Mais ces matières était-elles négligées dans les écoles d'autrefois ? N'y travaillait-on pas aussi le français en étudiant l'histoire, la géographie et tout le reste ? Et le cours de français n'était-il pas aussi l'occasion de parler de ce qu'on avait vu lors de la leçon de chose, de prolonger une réflexion sur un personnage historique ou sur un phénomène de la nature observé en classe ?

    Il convient donc de se méfier de tout discours voulant consacrer tout le temps hebdomadaire aux "fondamentaux", oubliant que le français ne peut pas se travailler seul, sans lien avec les autres matières. Inversement, on ne peut pas ne pas remarquer les effets délétères de la réduction étourdissante des horaires de français depuis des décennies. 

    Une synthèse est à trouver. Encore faut-il ne pas fermer les yeux sur la vérité des évolutions historiques.

    Merci à Loys Bonod pour ses conseils.

     

     


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  • Lycée : le défi Racine !

    Classe de seconde vraiment captivée par la lecture professorale.

     

     

    La tragédie classique est un monument du français au lycée. On n'ose pas le déboulonner, mais on ne s'y attaque pas franchement. 

    Faire lire une pièce de Racine ou de Corneille en entier ? Seuls s'y risquent quelques téméraires charismatiques, capables de galvaniser la classe de seconde face à un défi à première vue insurmontable. 

    Pour ma part, je m'arrête un peu avant et propose à mes élèves un "groupement de textes" tiré d'une seule des pièces de Racine (en l'occurrence Andromaque). Cela suffit bien pour leur donner une image à peu près fidèle de l'écriture racinienne et du genre tragique. 

    D'autres font encore un pas en arrière et étudient une suite d'extraits tirés de plusieurs tragédies classiques. Un peu moins loin encore, et l'on proposera un groupement sur le genre tragique dans sa globalité. Les plus prudents ne feront lire qu'un extrait de tragédie (ou pas du tout).

     

    Toujours est-il que la lisibilité des tragiques classiques pose problème aux élèves de lycée. 

    J'ai expérimenté il y a quelques temps une mise en page qui tente de rendre plus aisée la compréhension des répliques, tirades et autres monologues raciniens. 

    Plusieurs astuces permettent de fissurer l'abord monolithique de cette suite monotone d'alexandrins. 

     

    1. La numérotation

    La technique est empruntée aux vieux manuels de longs morceaux choisis, qui numérotaient non pas les paragraphes des récits, mais des unités narratives ou énonciatives comportant de un à plusieurs paragraphes. Ainsi, c'est le mouvement du texte qui est rendu visible.

    Pour faciliter la distinction des répliques, la première lettre de chacune d'entre elles est graissée. 

    2. Le décalage

    Au sein d'un même mouvement numéroté, des alexandrins sont rassemblés deux par deux, quatre par quatre le plus souvent. La progression de l'argumentation ou du récit est explicitée. Le lecteur se repère plus facilement grâce à ces décrochages, qui lui servent de point de repère. 

    3. Le titrage des parties

    Chaque petite partie est titrée. On donnera prioritairement aux quelques vers ainsi définis le nom d'une action. Le personnage qui parle fait quelque chose quand il parle : il interroge, il s'inquiète, il regrette, se plaint, prophétise ou vaticine. Nommer ces actions permet de faire comprendre sur la longueur le caractère "pragmatique" de la parole théâtrale. 

    Les élèves pourront être invités à paraphaser ces parties, ou bien une réplique, en se servant du verbe propre qui lui aura été indiqué (voir ma petite réflexion sur la paraphrase). Au lieu d'un "Pylade dit que" (suit le contenu du propos du personnage), on aura un "Pylade conseille de", qui permet de comprendre davantage l'intérêt qu'on les personnages de parler et celui du dramaturge de les faire parler. 

    Parfois, c'est le nom d'une émotion qui sert de titre. On sait que les "passions", au sens rhétorique du terme, donne forme au dialogue théâtral classique et que les contemporains recevaient ces répliques à travers des catégories préexistantes, dont Aristote avait fixé la nomenclature. 

    Les passages de "récit", moment où le personnage raconte une action qui s'est passé hors de la scène, sont singularisés par les majuscules et une absence de titrage intermédiaire : ce sont les étapes du récit qui prennent alors le pas sur des distinctions pragmatiques et émotionnelles. 

     

    Voilà ce que cela donne : 

     

    Naturellement, il reste bien des difficultés dans ces extraits. Mais les exercices de paraphrase, de résumé, de relevé du plan en sont facilités, et la lecture cursive en est rendue plus accessible. 

     


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    Élève en train de réfléchir à ce qu'elle va bien pouvoir raconter ensuite.

     

    Aimeriez-vous une histoire où le personnage principal en aide un autre, mais le tue l'instant d'après ; s'apprête à faire une action, mais en fait une autre ; rencontre un obstacle apparemment redoutable, et le franchit en un clin d’œil ; puis en rencontre un autre ; puis un autre ; puis s'en retourne chez lui sans plus y penser ?

    De telles histoires sont le pain quotidien du professeur de français au collège. L'émotion qui le gagne à la lecture des rédactions d'élèves n'est pas souvent l'intérêt, la pitié ou le rire, mais bien plus la perplexité.

    Rares sont les récits cohérents, où les personnages suivent la ligne directrice de leur caractère, même rudimentaire ; où les événements sont préparés, ont un poids et des conséquences ; où tout ne se passe pas selon la logique du rêve.

     

    Les raisons de l'incohérence narrative

     

    On peut imaginer plusieurs causes à cela.

    Si l'on est optimiste, on dira qu'il s'agit d'une tendance enfantine naturelle. Après tout, les psychologues piagétiens prétendaient que le monde enfantin était fondamentalement anomique (sans lois), et que c'est par la confrontation au monde adulte que l'enfant assimile les règles qui régissent le monde naturel et social, par inculcation. Il suffirait d’attendre que le développement atteigne le bon stade : avant cela, demander à l’élève un récit cohérent serait une violence faite à son évolution naturelle.

    Si l’on est pessimiste, on dira que cette "immaturité narrative" n’est pas naturelle, et qu’elle provient au contraire d’un manque de culture.

    Culture historique, sociale et scientifique, qui éviterait les anachronismes, les impossibilités et les bizarreries dans le déroulé des événements du récit. Culture littéraire, consistant à savoir que si un auteur veut être lu, il doit prendre en compte le lecteur et ne pas compter sur lui pour suspendre son incrédulité à volonté.

    Les rédactions de nos jeunes collégiens ne seraient pas un "état de nature" de l’écriture de fiction, mais une perversion résultant d’une privation de culture, dont on sait qu’elle est "naturelle" à l’espèce humaine. Souvent, ce qu’on peut lire chez les élèves est largement moins intéressant que ce qu’ils sont capables de nous dire lors d’une conversation un peu sérieuse, et très loin aussi des lectures qui peuvent les intéresser eux-mêmes. Combien de "bons" lecteurs sont de très piètres auteurs dans nos classes !

    L’école n’apprend donc plus ce B-A BA de l’écriture qu’est l’exigence de cohérence narrative. Le tout-venant des rédactions de sixième est beaucoup plus puéril que ce qu’on peut trouver dans les cahiers d’écolier d’avant-guerre ou dans les journaux auto-produits des classes Freinet. Plus de manuels de rédaction, ou presque, plus de rédactions fréquentes (quotidiennes ou hebdomadaires) : un art s’est perdu depuis quelques décennies.

    Les élèves en sont conduits à imiter ce à quoi ils sont exposés, c’est-à-dire une "littérature de jeunesse" médiocre, produite à la chaîne, selon les critères esthétiques, stylistiques et narratifs les plus vendeurs. On ne compte plus les albums "de jeunesse" qui enfilent les événements comme des perles, ne reculant devant aucune absurdité : l’esthétique du nonsense est un alibi bien pratique pour justifier des histoires bâclées. On sacrifie bien souvent le réalisme, quand ce n’est pas tout simplement la crédibilité, voire la cohérence, au nom d’un jeu de mot approximatif ou de la recherche d’une rime, dans un retour honteux au genre des nursery rhymes. Rares sont d’ailleurs les albums qui assument cet héritage et s’autorisent à présenter de manière tabulaire les vers ou les pseudo-vers qui constituent leur texte.

    Il ne viendrait à l’esprit de personne d’exiger pour nos enfants des récits parfaitement cohérents, crédibles ou réalistes. Certains chefs-d’œuvre de la littérature pour la jeunesse ne répondent pas du tout à ces critères. Les beautés de la littérature "pour adulte" résident bien souvent dans des ruptures avec la vraisemblance : le coup de pistolet dans l’église du Rouge et le Noir, l’aveu de Mme de Clèves dans La Princesse ; ou avec le réalisme : les apparitions du Horla, l’irruption extraterrestre de La Guerre des mondes...

    Mais de telles ruptures reçoivent justement leur sens d'un contexte plus attendu. L'événement inattendu revêt alors une dimension énigmatique : comment cela peut-il s'être passé ? La logique du rêve prend le pas sur l'illusion référentielle : l'événement apparemment absurde se justifie par son étrangeté même ou fait chercher d'autres justifications, qui n'apparaissent pas à la première lecture.

    Les élèves en sont restés au premier stade de la création narrative, celle de l'association d'idée, du "on dirait que" ou du "pourquoi pas ?", à ce jeu euphorique qui consiste à démonter le monde pour le remonter selon son caprice. Il suffit de voir leur mine réjouie, un tantinet provocatrice, quand on leur fait remarquer l'absurdité de certaines de leurs inventions(la dernière en date : des hommes phosphorescents qui brillent dans le noir...)

    Cette forfanterie, qui peut nous amuser, ne doit pas nous faire oublier que cette attitude est le signe d'un manque de travail. Il ne s'agit pas de le condamner, mais de le constater : au collège, les élèves ne comprennent pas qu'il faut vraiment réfléchir aux événement qu'on raconte dans un histoire, et que tout ne peut donc pas être indifféremment raconté. Le corollaire de cette attitude est l'absence de prise en compte du lecteur : on écrit uniquement pour se faire plaisir, en oubliant que le lecteur n'est pas obligé de rentrer dans le "délire" de l'auteur.

     

    Enseigner la cohérence narrative

    Comment donc faire acquérir cette exigence et ce souci du lecteur ?

    Personnaliser la correction

    Tout d'abord, ne pas interdire toute fantaisie dans les histoires. Des hommes phosphorescents, pourquoi pas ? Mais pourquoi le sont-ils ? comment le sont-ils devenus ? comment se fait-il que tous les personnages trouvent cela normal ou n'en fassent même pas mention ?

    Cela suppose de changer sa posture en tant que correcteur. Les commentaires écrits en marge des copies doivent être personnels, non pas ceux d'un correcteur qui détiendrait la vérité sur ce qu'est une bonne histoire, mais ceux d'un lecteur de bonne volonté, prêt à apprécier ce qu'on lui propose, mais pas au prix d'un abandon de sa rationalité.

    Si l’on garde une attitude surplombante, légitime dans la correction d’autres exercices, l’élève aura beau jeu de se complaire dans le rôle de l’enfant indocile face aux exigences de l’adulte.

    Il faut donc personnaliser les annotations en s'adressant à l'élève autrement que par des phrases à l'impératif. L'interrogation est la modalité à privilégier. Il faut aussi se mettre en scène dans son propos, en utilisant volontiers la première personne. Ne pas hésiter non plus à formuler des souhaits, des regrets. Pourquoi pas utiliser une autre couleur, moins associée à l'erreur que le rouge ?

    Mais ces conseils pratiques ne seraient rien sans la définition préalable des actions à mener pour passer du stade de la recherche des idées, parfois absurdes et non-sensiques, à celui de l'élaboration d'une histoire qui passe la rampe et soit agréable au lecteur.

      

    Préciser les consignes

    Si l'on peut accepter jusqu'à un certain point les inventions spontanées des élèves, il faut en revanche spécifier de manière ferme que tout événement de l'histoire racontée doit être expliqué et justifié. Ces deux mots font l'objet d'un emploi répété de ma part, en cours, dans les corrections, dans les consignes, mais aussi pendant les explications de texte.

    Expliquer les événements, c'est prendre le temps de dire pourquoi ils ont lieu, comment ils ont pu avoir lieu, de quelle manière, etc. Plus l'événement est étrange ou a priori absurde, plus les efforts d'explication doivent être intenses.

    Naturellement, il faut tenir compte du genre de texte et de l'univers fictif dans lequel s'inscrit l'histoire racontée : dans une fable, les animaux parlent sans qu'on ait à expliquer outre mesure ce phénomène. Mais c'est justement en comparant ces genres et ces univers à la réalité de ce que l'élève a écrit qu'on peut montrer l'importance de ces explications. L'élève a-t-il voulu écrire une fable ? un conte ? un récit fantastique ? de science-fiction ? Certains événéments vont sans dire, mais pas dans n'importe quelle histoire.

    La justification des événements peut être distinguée de leur explication. On explique toujours explicitement, dans des formules et des phrases ad hoc. Pour qu'un événement soit justifié, il faut qu'il ait une place par rapport à un autre événement. C'est la suite du récit qui dira si ce qui s'est passé au début avait une justification ou non. Des rapports s'installent entre les différentes étapes de l'histoire, qui ne sont plus seulement des éléments juxtaposés, mais forment un tout. La légitimité de chaque élément ne réside plus dans le caprice de l'auteur mais dans le rapport logique avec le reste du texte.

    Cette exigence de justification est parfois difficile à expliquer à de jeunes élèves. On peut leur rappeler la nécessité de préparer les événements de l'histoire, mais aussi de les prolonger. Poser des jalons menant à la suite de l'histoire, tenir compte de tout ce qui a été raconté antérieurement : ce sont deux savoir-faire difficiles, mais dont il faut montrer très tôt la nécessité. Les analyses faites à propos de textes lus en classe sont des occasions de mettre en place ces opérations et de se familiariser avec elles. « Au début du poème, comment La Fontaine prépare-t-il la chute de la laitière ? » est une question qui fait rentrer dans l'atelier du poète et donne un modèle à l'élève-écrivain.

    Personnellement, j'enfonce encore le clou en écrivant ces exigences noir sur blanc dans le tableau d'évaluation de rédaction que j'ai donné en début d'année à mes élèves. Expliquer et justifier sont des conditions pour passer au niveau 3 et 4 de cette échelle. Les élèves peuvent ainsi faire leurs ces critères, et les comprendre peu à peu, de plus en plus finement.

      

    Le choix des sujets, entre liberté et contrainte

    Le principal moyen pour faire sortir les élèves du stade de la fatrasie est aussi le plus difficile à mettre en œuvre. En tout cas, ce le fut pour moi.

    Il me semble impossible de faire prendre conscience aux élèves de la nécessité de donner de la cohérence à leurs récits sans leur laisser une marge de liberté. Si les sujets sont trop contraignants, comme ils le sont souvent, l'élève saute l'étape si essentielle, mais si périlleuse, de la recherche du contenu de l'histoire. On lui mâche le travail, et il n'a plus qu'à amplifier et orner une matière déjà constituée.

    Il faut donc s'appuyer sur la pratique du texte libre, ou du texte semi-libre (néologisme désignant des sujets reposant sur une seule contrainte, sur le fond ou sur la forme, et qui aboutit à des productions parfois radicalement différentes les unes des autres). La liberté de raconter ce qu'on veut est un préalable à la capacité de raconter comme il se doit.

    C'est pourquoi cette pratique est risquée, et peut décevoir. Si l'on laisse aux élèves la possibilité de raconter ce qu'ils veulent, ils choisissent bien souvent deux solutions différentes, et en pratique souvent mêlées : le récit incohérent (que l'on veut justement éviter) et le récit stéréotypé.

    En effet, la liberté est dure à pratiquer, et il est plus pratique, et plus confortable, de se reposer sur des clichés préexistants, qui chez les élèves sont souvent des clichés qui les rassurent et les valorisent. On note une grande représentation des combats sanguinolents et des récits en forme de conte : l’excès transgressif et le retour à l’enfance sont des positions de repli poru ces adolescents ou pré-adolescents. Le récit humoristique est aussi une manière d'éviter de s'engager personnellement dans l'activité créatrice en évitant de se livrer et en donnant une image positive de soi en tant qu'auteur.

    Mais c'est un risque qu'on ne peut pas ne pas prendre. Il faut combattre l'incohérence narrative sur son propre terrain. Sinon, les élèves pourront acquérir des savoir-faire narratifs sans parvenir à les transférer. Dès qu'il faudra faire quelque chose de plus personnel, ils retourneront à la facilité. J'ai constaté des contrastes étonnants chez un même élève entre des rédactions contraignantes, travaillées en classe, intéressantes et agréables à lire, et des textes plus libres au contenu très puéril.

    Tout l'art est de parvenir à alterner des sujets libres et des sujets très contraints, les premiers servant de champ d'expérimentation susceptible de rendre nécessaires les savoir-faire acquis grâce aux seconds. Les sujets contraints sont préparés et faits en classe. Les sujets libres sont préparés à la maison et écrits en classe (certains enseignants vont même jusqu'à les faire écrire à la maison).

    Entre les deux, les sujets semi-libres sont l'occasion de faire prendre conscience de l'exigence de cohérence tout en préservant une part de liberté au niveau du contenu. Il suffit de ne pas donner de contrainte de forme, comme on le fait le plus souvent (Écrivez une fable, un sonnet, une lettre, etc.) mais une contrainte de contenu. Je donne souvent des consignes consistant à demander d'utiliser dans le récit un ou deux "éléments importants", et parfois un "élément secondaire", soit imposés, soit à choisir dans une liste.

    Par exemple :

    Vous choisirez dans la liste ci-dessous deux éléments qui seront importants dans votre récit. Vous choisirez aussi un élément qui n'aura qu'une importance secondaire.

    Gaïa – Hermès – un personnage de naïf – une caverne – un oiseau

    Ou bien : 

    Vous raconterez une histoire dans laquelle la couleur blanche, ou bien la couleur noire, aura une grande importance.

    Dans le premier, la difficulté est de faire que l'histoire concerne au premier chef la relation existant entre deux des cinq éléments au choix. Beaucoup d'élèves n'y arrivent pas du premier coup, et font vivre des aventures sans queue ni tête à Hermès et Gaïa : les deux dieux auraient aussi bien pu être un seul, et vivre la même histoire.

    Dans le deuxième, l'histoire doit comporter un personnage, un phénomène, un événement, un décor, un objet, etc. qui soit blanc ou bien noir. Surtout, il faut que l'histoire qui le concerne ait son origine dans le fait que cet élément est noir ou blanc.

    Cette compréhension de l'importance de chaque élément d'une histoire peut être reversée dans les véritables textes libres, mais aussi dans les sujets contraints, et encore dans les séances d'analyse de texte et les compte-rendus d’œuvres intégrales ou de longs morceaux choisis.

     

    ***

     

    Il n'y a donc pas de recette miracle si l'on veut que nos élèves cessent de se complaire dans des récits puérils jusqu'au lycée (les "écrits d'invention" des élèves de premières réserve bien des surprises au professeur heureux de ne plus travailler avec des enfants).

    Il faut emprunter la voie étroite qui allie la liberté, l'exigence et la méthode. Cette alliance paraît contre-nature. Mais les élèves apprécient de pouvoir produire et lire des récits plus circonstanciés, qu'ils ont pris et que le lecteur peut prendre au sérieux.

     

     


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