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    Le 17 juin 2015 avait lieu une "rencontre sur les programmes de français", réunissant les associations disciplinaires concernées et les membres du CSP, sous la direction d'un de ses membres, Denis Paget.

    Le GRIP était présent, et avait développé un argumentaire destiné à améliorer, si c'était encore possible, les programmes qui seront appliqués en 2016. Les voici.

     

            Les projets de programmes tels qu'ils ont été formulés souffrent, selon le GRIP, de nombreux défauts essentiels : à savoir une hiérarchisation insuffisante des activités, un mauvais timing des apprentissages et une augmentation des contraintes dans le choix des méthodes. Ces problèmes sont présents dans les trois cycles et dans les quatre domaines d'apprentissages que sont l'oral, l'écrit, la lecture et l'étude de la langue.

     

    I – Un apprentissage de la lecture étalé à l'excès

            1) Les activités de phonologie sont prolongées jusqu’en CP. Michel Delord et André Ouzoulias ont pourtant montré l'importance de l'écriture et de la lecture pour améliorer la conscience phonologique. La phonologie sans lien avec le code alphabétique a un intérêt limité en maternelle. On l'importe pourtant au Cycle 2, au lieu de commencer l'apprentissage du code en GS.

            2) On prolonge l'apprentissage du code au CE2, « tant que l'élève en a besoin », au lieu d'insister sur l'indispensable rapidité de cet apprentissage, qui doit se faire intégralement au CP. Il ne doit se prolonger qu'à travers l'apprentissage de l'orthographe en CE1 : les difficultés orthographiques de lecture ou d'écriture permettent de s'entraîner à déchiffrer et de lever les obstacles qui entravent la fluidité de la lecture. Pourtant, on en a justement repoussé l'enseignement systématique à plus tard.

            3) Les programmes insistent sur la nécessité de travailler la compréhension à part. Nous mettons en garde contre le danger qu'il y aurait à séparer le travail du code et le travail du sens. Les deux doivent ne former qu'un dès le départ de l'apprentissage de la lecture. Sinon, on ne fait que juxtaposer un laborieux B-A-BA, comme on en faisait au XIXe siècle, et une hasardeuse enquête sur le sens à partir de textes trop compliqués.

            Si l'on parle du travail de compréhension des inférences, nous affirmons que le faire à part est une erreur. Les méthodes existantes sont des méthodes de rééducation pour enfants qui ont mal démarré l'apprentissage de la lecture, en séparant justement utilisation du code et compréhension du sens. Elles sont inutiles ou presque, à condition que l'élève apprenne vite à lire, et donc lise plus et plus tôt, qu'il fasse dès le départ le lien entre les mots et les choses, et qu'il dispose de connaissances riches et variées sur le monde. Le travail de la compréhension doit être le pain quotidien des petits de Cycle 2, en français et dans les autres matières, et non prendre la place des autres apprentissages. Plus généralement, l'utilisation répandue de textes « résistants » est moins instructive que la fréquentation régulière de textes simples et adaptés, littéraires et non littéraires, ne cherchant pas à piéger les élèves.

     Il faut donc accélérer ces apprentissages, lier de manière organique code, compréhension et orthographe, pour donner le plus rapidement possible les moyens de « lire pour apprendre ». Nous voyons une corrélation entre cet étalement et l'appauvrissement en connaissances des programmes des autres matières : on ne donne pas plus de temps pour apprendre à lire, on vole du temps utile pour apprendre en lisant. L'objectif devrait être le suivant : lire vite pour apprendre plus.  

     

    II – L’étude de la langue mise à mal

                1) Il n’y a pas lieu de supprimer les leçons spécifiques de grammaire. Le décloisonnement ne doit pas servir d’argument pour noyer dans un magma indifférencié les moments d’étude réflexive de la langue. Qui dit enseignement spécifique ne veut pas forcément dire enseignement cloisonné. Formons les professeurs à faire des liens entre expression, réflexion et étude de la langue, plutôt que de prétendre que tout est dans tout.

                Nous réclamons donc la possibilité de faire des leçons de grammaire selon une progression spécifique, à tous les niveaux. Nous rejetons l’argument consistant à caricaturer cette démarche comme dogmatique et mécanique. Si l’enseignement de la grammaire l’est actuellement, cela n’est pas à cause du format « leçon ».

                Contrairement aux caricatures, une leçon de grammaire peut être inductive, et donc partir de la langue. Elle peut donner lieu à des exercices d’écriture, susceptibles d’être remobilisés dans des activités plus globales. Elle n’est pas forcément dogmatique et peut être descriptive : pas de règles à appliquer sans comprendre, mais des observations guidées pour, in fine, mieux « sentir » la langue qu’on lit, qu’on écrit et qu’on parle. Surtout, si elle est bien menée, selon une progression cohérente, elle prend peu de temps aux autres apprentissages.

                A contrario, les préconisations en matière d’étude de la langue pèchent par un usage excessif des manipulations et des classements. Le guidage et la rigueur conceptuelle y sont insuffisants. Les acquis seront faibles, peu opératoires et mis en place trop lentement. C’est autant de temps pris sur le reste.

                2) La grammaire qu'on demande d'enseigner est en fait « in-enseignable ». Nous rejetons les critères de distribution, qui sont actuellement l’alpha et l’oméga du discours sur la langue, mais excèdent les capacités des élèves et évacuent la dimension sémantique de la grammaire. La grammaire structurale ne présente d’intérêt ni pour lire ni pour écrire. Elle ne structure pas l’expression, car elle ne rend pas sensible la logique des énoncés. Elle ne permet pas de rendre les élèves attentifs au choix et à l’ordre des mots, en lien avec le sens précis des propositions.

            3) La distinction entre une grammaire orthographique, aux Cycles 2 et 3, et une grammaire réflexive, au Cycle 4, n’est pas satisfaisante. Les catégories choisies pour les premiers cycles sont trop vagues : les notions de déterminant, de complément et d’adjectif ne peuvent être enseignées efficacement que si on entre dans les détails. Ce sont eux qui permettent justement de dépasser le stade de « l'étiquetage », en montrant le sens logique et sémantique de ces catégories.

          Surtout, la grammaire réflexive doit permettre de passer au stade supérieur en syntaxe. Elle fournit le vocabulaire et les catégories nécessaires pour comprendre des phrases complexes et pour affiner son style. Parler d’adjectif démonstratif en CE2 permet de se rendre compte de son utilité pour écrire, de conseiller ou de déconseiller son usage. Si on n’en parle pas, on l’utilise moins et mal. La grammaire réflexive est aussi indispensable à l'analyse logique, elle-même indispensable à la lecture fluide et à la compréhension des phrases complexes. 

    Nous demandons a minima la possibilité d’enseigner une grammaire sémantique et syntaxique, s'appuyant sur la double analyse « grammaticale » et « logique », et non une grammaire structurale, et cela sous forme de leçons de grammaire, selon une progression méthodique. L’instauration d’un « kit de survie grammatical » pour les cycles 2 et 3 prive les élèves des outils conceptuels qui facilitent l’enseignement et la compréhension de l’écriture et de la lecture : nous voulons une grammaire vraiment utile.

     

    III – Expression écrite : des consignes confuses et non hiérarchisées.

            L’accent mis sur l’expression écrite est bienvenu, ainsi que l’ambition de faire de l’écriture un outil d’apprentissage et de construction des savoirs. En revanche, le cadrage de cette nouvelle ambition est contestable.

                1) Le nombre de types d’écrit mentionnés dans les programmes est trop nombreux. L'insistance sur la diversité des écrits est néfaste puisqu'elle empêche de percevoir des priorités. Il faudrait par exemple se concentrer, jusqu’en Cycle 3, sur raconter, décrire et expliquer ; et y ajouter en Cycle 4 : paraphraser, résumer, citer, justifier. Sans une hiérarchisation des priorités de ce type, le programme est un fatras de méthodes conseillées, dont on ne voit pas la cohérence. Inspirons-nous plutôt du travail de formalisation accompli par nos collègues d'histoire.

            2) Les activités proposées en Cycles 2 et 3 sont trop ambitieuses. Résumer un propos, faire la synthèse écrite d’une discussion, planifier par écrit un récit, etc. sont des activités à introduire à ce moment-là, mais ne peuvent pas être mis sur le même plan que le récit, qui doit être le gros morceau de l’école primaire, ou la description, indispensable aux autres matières. Résumer, paraphraser, justifier un propos de manière autonome, argumenter à l’écrit, citer les propos d'autrui, sont des activités dont on ne peut envisager d'entreprendre trop tôt l’enseignement méthodique, sous peine d'éparpillement et d'inefficacité.

                L'usage de l'écriture pour structurer la pensée est indéniable. Mais il doit devenir majoritaire seulement au Cycle 4. Auparavant, et surtout en Cycle 2, l'expression écrite doit être secondaire par rapport à l'expression orale, au chant, aux travaux manuels et plus particulièrement au dessin, moyen d'expression privilégié des plus petits. L'écrit accompagne ces activités et ne s'y substitue pas.

                L'accent doit être mis sur la production finale, dans l'esprit des écrits soignés des écoles Freinet. Les écrits intermédiaires et les écrits de travail doivent être introduits prudemment au Cycle 3, une fois acquise une écriture autonome, soignée et correcte. Ils ne doivent pas prendre le pas sur l'écriture quotidienne de textes simples et courts d'un seul jet.

                3) Quant aux rédactions, elles sont liées trop tôt et trop étroitement aux textes lus et étudiés. Ce lien favorise des sujets à contraintes qui excèdent les capacités des plus jeunes et ne peuvent se faire sans étayage. Le texte libre, ou à contraintes minimales, pratiqué régulièrement, doit retrouver une place importante jusqu'au Cycle 3 au moins. C'est là un outil central dans  l'acquisition d'une écriture autonome.

                4) On s'étonne d'ailleurs de la brièveté des textes attendus en fin de Cycle 3 : une ou deux pages petit format sont bien insuffisantes en fin de CM2, a fortiori en 6e. Il faut commencer doucement en Cycle 2, ne pas multiplier les écrits peu cadrés orthographiquement et syntaxiquement, comme les « écrits de travail ». Une fois ces bases posées, la longueur des textes peu croître rapidement en Cycle 3. 

    L'accent mis sur l'écriture est souhaitable. Mais il faut hiérarchiser les attendus des cycles sans en demander trop aux élèves de primaire, en termes de diversité et de complexité. En revanche, il est possible d'aller plus loin dans la quantité de texte produit et dans les qualités de précision et d'expressivité. Les écrits intermédiaires sont souhaitables mais doivent être installés beaucoup plus progressivement, à condition que des habitudes de soin et de correction orthographiques soient acquises au Cycle 2.

     

    IV – Expression orale : un enseignement surévalué et mal cadré.

                1) L'apprentissage de l'expression orale prend beaucoup trop de place, surtout dans le Cycle 3. Il se fera au détriment de l'écriture, qui est pourtant l'apprentissage le plus structurant à cet âge, comme l'a montré Lev Vygotski. C'est par l'écriture que le langage oral acquiert une dimension réflexive, et donc qu'il s'enrichit et se complexifie. Sans elle, pas d'expression orale un tant soit peu savante. Le travail de l'oral peut délier quelques langues, donner un peu d'assurance. Mais ce sont surtout le travail à l'écrit, la lecture de textes bien écrits et l'acquisition de connaissances nombreuses qui permettent d'enrichir cette expression orale, sans oublier ces lieux essentiels de l'articulation entre l'orale et l'écrit que sont la récitation et la lecture expressive.

               En résumé, on apprend à bien parler en apprenant à écrire, on n'apprend pas à bien écrire en apprenant à parler. Mettre sur le même plan oral et écrit revient à ignorer une hiérarchie cognitive fondamentale.

                Ainsi, contrairement à ce que laisse entendre l'imposante colonne centrale des programmes, il y a peu de connaissances spécifiques à mettre en œuvre à l'oral, si ce n'est celles qui concernent l'écriture. À l'école primaire, il ne faut pas faire de séances spécifiques d'acquisitions de connaissances sur l'expression orale, si l'on ne veut pas faire des élèves autant de petits « monsieur Jourdain ».

                2) Quant aux attitudes qu'il faut avoir pour s'exprimer à l'oral, elles peuvent être acquises intuitivement. Nul besoin d'apprentissage spécifique et explicite. La conduite ordinaire de la vie de classe et les cours menés dans les autres disciplines (conversation sur la leçon, courts exposés, réponses aux questions, petits débats de gestion de classe, émission d'un avis...) offrent déjà beaucoup de matière. Les « héritiers » qui connaissent les codes de l'oral ont-ils eu à la maison des cours d'expression orale ? Non. En revanche, leurs prises de parole sont encadrées, corrigées et accompagnées, l'écrit et le savoir valorisés. Surtout, on leur lit des histoires bien écrites au vocabulaire riche dès qu'ils ont l'âge d'écouter une histoire. Une réaction doit avoir lieu contre les albums simplifiées à l'excès, à la syntaxe orale, voire fautive.

                Il n'y a donc pas lieu d'insister autant sur des exercices spécifiques : le risque est de voir fleurir des séances d'oralisation détachées, au contenu indigent. Les débats à propos de ce qu'on pense ne doivent pas remplacer les conversations à propos de ce que l'on apprend. L'expression orale travaillée pour elle-même court le risque d'être standardisée. L'adaptation aux différentes situations de prise de parole est behaviouriste. Paradoxalement, c'est la spontanéité et la vie qu'il faut défendre contre une scolastique de la prise de parole.

                3) La difficulté de ces exercices est en outre mal dosée. Il est de bonne pratique de parler avant d'écrire et de parler de ce qu'on l'a écrit. Mais écrire avant de parler n'est vraiment utile que quand l'écrit est déjà bien automatisé, en fin de Cycle 3 et en Cycle 4. Sinon, on met la charrue avant les bœufs.

                4) Surtout, il y a un risque de voir l'oral servir de substitut à l'écrit chez les élèves dits « en difficulté ». On voudra les « mettre en situation de réussite », au lieu de se donner les moyens de développer leurs capacités d'écriture. Tous ont le droit d'apprendre à rédiger, et donc à savoir parler. Un enseignement à deux vitesses est à prévoir. 

    L'expression orale doit être travaillée à l'école, c'est une évidence. Mais l'organisation de ce travail ne doit pas être trop contraignante, sous peine de prendre la place d'autres apprentissages indispensables à l'expression orale. Nous mettons en garde contre le forçage qui pourra découler de ces nouvelles instructions.

     

    V – Une culture littéraire peu et mal enseignée

                Les programmes ont visiblement l'intention d'insister sur la dimension éducative de la lecture et de la littérature. Malheureusement, elle le fait de manière trop contraignante et par des moyens  contestables.

                1) Les questionnements proposés en Cycle 4 sont arbitraires. Leur teneur psychologique fait s'interroger sur leurs justifications épistémologiques. Ils sont aussi formulés de manière peu rigoureuse. Surtout, leur répartition par niveau contraint fortement le choix des œuvres et des thèmes abordés en classe. On ne saurait imposer dans un programme d'étudier l'amour comme thème central en 4e, et pas avant ni après. Un inspecteur osera-t-il reprocher à un enseignant de ne pas avoir traité du  « groupe » en 5e. Qu'est-ce qui justifie d'imposer ce thème entre 11 et 12 ans ?

                Ces thèmes risquent de provoquer l'effet inverse de ce qui est recherché : un rattachement coûte que coûte au thème au programme, les romans de chevalerie vus sous l'angle de l'aventure, et non de l'amour, par exemple. C'est donc le retour du texte-prétexte. Les professeurs sont les plus à même de juger des aspects thématiques qu'il faut aborder, en fonction des classes, des niveaux, mais aussi de leur personnalité.

                Il vaudrait mieux faire insérer, à titre purement indicatif, une liste de thèmes à traiter pour tout le cycle. Cela inciterait les professeurs à creuser le contenu des œuvres, et pas seulement leur forme.

                2) Le souhait apparent de dépasser une étude techniciste de la littérature se traduit assez peu dans les faits. On retrouve des listes de notions théoriques qui seront, n'en doutons pas, étudiées telles quelles dans des cours spécifiques. Une tendance à la taxinomie est encore présente au Cycle 4, mais aussi dans les cycles antérieurs. On insiste beaucoup trop et beaucoup trop tôt sur les différents « genres » écrits et oraux. Des connaissances précises sur les caractéristiques formelles, au sens large, des genres et des « types de textes » doivent être étudiées plus tard.

              Au contraire, il faudrait insister dès le début sur le contenu des œuvres : personnages, histoires, décors, etc. Ce sont eux qui peuvent susciter l'intérêt des élèves et surtout créer une culture littéraire solide. Un élève doit sortir de primaire avec en tête des noms comme Gargantua, Renart, Roland. Il doit se repérer non pas dans la nomenclature des genres, mais dans les différents « univers de fiction » théorisés par Thomas Pavel.

                 3) Cela ne peut se faire sans une fréquentation précoce et régulière de textes classiques. Il est possible de mettre à la portée des plus jeunes élèves tout un patrimoine littéraire qu'on leur refuse dans ces programmes. Il est tout à fait normal de donner de la place aux écrits pour la jeunesse et à la littérature contemporaine. Mais le dosage doit être laissé à l'appréciation du professeur, à condition qu'une proportion importante des lectures provienne des classiques.

                Répétons-le : les classiques ont des choses à dire aux jeunes élèves. Si on les fait lire tels quels, le professeur est là pour les faire passer aux élèves. Sinon, il ne faut pas hésiter à les adapter et à n'en donner que les morceaux qui peuvent intéresser de jeunes esprits. Au lieu de persister à conseiller des lectures intégrales et des albums, il faut recommander une palette plus large de supports de lecture : morceaux choisis courts, morceaux choisis longs (support oublié s'il en est), œuvre adaptées, œuvres abrégées, livres entiers.

              Les recommandations visant à introduire les classiques à partir d’œuvres ou de phénomènes culturels contemporains n'a pas lieu d'être. Le professeur doit rester seul juge de l'ordre dans lequel il traite la matière qu'il enseigne, de la place à accorder aux liens existant entre les époques.

                4) La séquence obligatoire est une atteinte inacceptable contre la liberté pédagogique. Les autres formes d'enseignements, improprement appelés « cloisonnés », sont victimes de préjugés infondés. Nous affirmons que des cours séparés de lecture, d'écriture et d'étude de la langue ne sont pas cloisonnés et que les points de rencontre entre eux sont multiples.

                5) L'histoire littéraire est la grande absente du projet. Une entrée intéressante sur l'histoire de l'écriture aura des retombées anecdotiques. Il faudrait envisager une histoire culturelle de l'écriture et de la lecture, à placer dans la partie lecture. L'histoire littéraire, par son caractère concret, est la base sur laquelle les élèves peuvent fixer toute les autres connaissances : histoires, personnages, thèmes, styles, etc. Sans elle, la mémorisation est difficile.

             C'est pourquoi la chronologie est indispensable. Un programme totalement chronologique n'aurait pas de sens. En revanche, il faut y intégrer une part de chronologie. On peut imaginer un certain nombre d’œuvre ou d'époques à traiter par niveau. Commencer par l'Antiquité est le meilleur moyen de poser les bases d'un enseignement intuitif de l'intertextualité. Mais nous recommandons de laisser une marge de manœuvre importante pour pouvoir, chaque année parcourir à nouveau les différents moments de cette histoire. Le professeur doit pouvoir faire lire des contes, des romans de chevalerie et des mythes, intégralement ou par extrait, en lien avec les œuvres et les textes étudiées en classe.

                Une telle progression, chronologique et intertextuelle, est à l'opposé du projet, qui laisse aux professeurs la tâche impossible de trouver des prétextes suffisants pour faire lire des classiques autrement qu'en extraits courts, au milieu d'un groupement de textes purement illustratifs. 

    Le rôle éducatif de la lecture doit être réaffirmé, mais ne doit pas dériver en contraintes pour le professeur. Le technicisme n'est pas éradiqué de ces programmes, loin s'en faut. Les classiques, l'histoire littéraire et une part de chronologie ne sont pas contradictoires avec cette ambition éducative, au contraire.

     

    ***

     

                Tout n'est pas à jeter dans ces nouveaux programmes. Mais ce qui va dans le bon sens (rôle pédagogique de l'écrit, rejet du technicisme, objectif éducatif de la lecture) est mis en œuvre de manière excessive et mal hiérarchisée. Parallèlement, ils reconduisent des contenus et des méthodes nocives : le travail du sens « à part », l'étalement de l'apprentissage de la lecture, les critères de distribution. En outre, tout en refusant un cadrage nécessaire des contenus par année, ils apportent leur lot de nouvelles contraintes : œuvres à traiter en fonction des questionnements officiels, disparition des leçons et progressions de grammaire, travail en séquence obligatoire.

             Il faut affirmer le pouvoir libérateur de programmes de connaissances et de savoir-faire qui laissent les enseignants choisir les méthodes à employer. En voulant introduire dans les programmes les résultats d'une certaine recherche en didactique et sciences de l'éducation, on ferme les portes des possibles pédagogiques. En outre, au lieu de convaincre les professionnels en charge de les appliquer, on leur impose des manières de travailler. Les programmes ne sont pas un lieu pour imposer des méthodes ; c'est le rôle de la formation et de la diffusion des théories et des pratiques pédagogiques. Encore faudrait-il que celles-ci soient pluralistes et laissent la parole aux divers mouvements pédagogiques.

                Ces programmes par cycle donnent donc d'une main la liberté pédagogique qu'ils reprennent de l'autre. Jean-Michel Zakhartchouk affirmait dans un billet visant à « saluer les projets de programmes d'école et collège » :

    Il est assez incroyable que les mêmes qui réclamaient de la liberté pédagogique protestent quand on la leur donne. En fait, ceux-là voulaient des programmes faussement contraignants, sous forme de listings de connaissances, dont ils faisaient ce qu’ils voulaient en fin de compte.

              C'est justement cette liberté-là que nous réclamons : celle d'enseigner librement un contenu riche, cohérent et progressif avec les méthodes que nous jugeons bon d'employer.

    Pierre Jacolino, professeur de français, pour le GRIP

     

                


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    J'avais été surpris, vaguement séduit, mais aussi déconcerté par une des nombreuses propositions de Christian de Hartigh sur son blog pédagogieagile.com. Il s'agissait, pendant l'étude d'un texte littéraire, de faire remplir aux élèves un schéma appelé la "double molécule", indiquant le personnage, son action, ses causes et conséquences, ses buts, mais aussi etc. 

    Je trouvais cet outil un peu compliqué, un peu réducteur, un peu trop abstrait, et finalement pas si ergonomique que cela. Je m'en suis donc inspiré, en en rabattant sur les ambitions (toute la partie de droite est oubliée), mais en tentant d'améliorer la mémorisation par l'image de l'oiseau.

     

    Il ne s'agit plus de résumer tous les enjeux d'un texte, mais simplement  :

    - d'aider les élèves dans leur travail de résumé d'une action (le résumé devrait être un des exercices majeurs au collège),

    - de leur faire mémoriser une certaine logique de l'action, ainsi que les différentes circonstances qui l'accompagnent. 

    Les élèves aiment bien et ont immédiatement adopté cette figure, me la réclamant souvent. J'aurais pu la mettre au mur, si j'avais une classe à moi...

    En voici la version simplifiée, que peuvent faire les élèves pour s'aider avant de rédiger. Ils doivent remplacer le nom de chaque élément qui compose l'action par un élément du texte. Ensuite, il n'y a plus qu'à rédiger en quelques phrases. 

    La logique de l'action en schéma

    Anecdote : l'idée m'est venue au tableau, quand j'essayais d'improviser le schéma ci-dessus, et que j'y ai vu une ressemblance avec un oiseau. C'était parti pour une séance de dessin devant les élèves amusé. Un bon souvenir...


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    Élève cherchant un COD dans une phrase simple.

     

    Je l'ai dit plusieurs fois sur ce blog : la grammaire telle qu'elle est enseignée depuis 40 ans n'est en fait pas enseignable à nos élèves. En remplaçant la terminologie "traditionnelle" par une autre, plus moderne, on a non seulement dévitalisé un enseignement utile, mais on l'a remplacé par un enseignement à la fois impossible et inutile. C'est néanmoins cette grammaire qui va être reconduite dans les nouveaux programmes de 2016... 

    C'est surtout le remplacement de critères de reconnaissance mêlant le sens et la syntaxe par des "critères de distribution" (remplacement, déplacement, suppression, etc.) qui pose et posera encore problème. 

    Je me propose de montrer à travers l'exemple du COD que ces critères sont à la fois impossibles à mettre en oeuvre et inutiles pour les élèves. 

     

    "Fausses manip." et surcharge cognitive

    Voici ce qu'on peut trouver sur internet quand on cherche un cours sur le COD pour le niveau primaire :  

     

    CE QUE JE DOIS SAVOIR

    Le Complément d'Objet Direct est un complément de verbe.

    C'est un complément essentiel.

    Salima recoud le salouva.

     Caractéristiques et critères de reconnaissance

    – On ne peut pas le supprimer

    Salima recoud

    – On ne peut pas le déplacer

    Le salouva, Salima recoud.

    – À la voix passive, il devient sujet

    Le salouva est recousu par Salima.

    – On peut le pronominaliser

    Salima le recoud.

    Il en possède

    – Il n'est pas séparé par une préposition

    On dit qu'il est direct.

    – Il accompagne les verbes d'action et jamais les verbes d'état

     

    Il faut prendre la mesure de la somme d'informations que l'élève doit retenir dans sa mémoire à court-terme (qui retient peu ou prou 7 informations à la fois) : 

    - le groupe de mot à analyser (1 information)

    - la liste des critères permettant de reconnaître le COD. Certains d'entre eux supposent la connaissance d'autres notions grammaticales (le passif, le sujet, le pronom, verbe d'action et verbe d'état). (6+5 informations au maximum)

    - d'autres critères de reconnaissance, non valables pour le COD. Si le COD doit être reconnu par l'application de critères, il faudra obligatoirement utiliser des critères non pertinents, pour ensuite les écarter. Ou alors, c'est que le COD a déjà été reconnu par d'autres voies, et qu'il suffit de confirmer cette fonction, ce qui rend inutiles les critères ci-dessus. (encore des informations)

    Ajoutons à cela l'usage des couples de critères opposés (déplaçable/non déplaçable, par exemple), qui font obligatoirement l'objet de confusion, et la nature manipulatoire de ces critères, qui accentue l'impression que tout est possible. Pourquoi "non déplaçable" et pas "déplaçable", après tout ? Parce que c'est le professeur qui le dit... 

    La mémoire à court terme est depuis longtemps submergée. Il est impossible qu'un élève s'en sorte vraiment, à moins d'avoir intégré de manière très rapide ces critères dans sa mémoire à long terme (la mémoire sémantique).

    De fait, tous les élèves que je rencontre se mélangent les pinceaux. La plupart se rabat sur des critères bien plus simples, et très peu fiables. Le COD, c'est ce qui répond à la question "quoi ?" et ce qui se trouve après le verbe. Ainsi, "Dans les champs paissent les troupeaux", "les troupeaux" est COD !

     

    Une méthode simple et progressive

    En revanche, si l'on s'attarde sur le sens des mots et les liens qui les unissent, on peut identifier un COD sans excéder les capacités de la mémoire de travail des élèves.

    Première étape : faire comprendre que tout mot dans la proposition "se rapporte" à un autre mot, et à un seul. On peut s'aider pour cela de flèches reliant un mot à un autre. Il suffit de prendre le mot, accompagné de ses adjectifs, articles ou adverbes, et de le faire suivre les autres groupes de mots qui composent la proposition. C'est le sens qui décidera de la validité du "rapport" ainsi décelé.

    Deuxième étape : introduire la notion de complément de mot, qui n'est qu'une manière de préciser le sens du rapport précédemment décelé. "Compléter" un mot, c'est relier la chose ou l'action désignée par celui-ci à quelque chose d'autre. C'est faire le lien entre deux objets ou actions du monde. Personnellement, je fais faire le geste de cogner un poing contre l'autre, ce qui aide à s'approprier intuitivement cette vision logique et référentielle de la proposition. 

    Remplacer, déplacer, supprimer (la grammaire)

    Troisième étape : quand le mot complète un verbe, préciser son sens, en commençant toujours par chercher s'il désigne l'objet de l'action exprimée par le verbe. Ainsi défini, l'objet se rapporte obligatoirement à un verbe d'action : l'élève n'a même pas à se poser cette question.

    Quatrième étape : vérifier si cet objet est introduit par une préposition. 

    Ces quatre étapes sont faciles à retenir, n'excèdent pas les capacités de la mémoire de travail parce qu'elles ne sont pas simultanées. Plusieurs semaines, voire plusieurs mois doivent être consacrés à passer de la perception des rapports entre les mots à la reconnaissance spécifique du COD du verbe. À chaque étape, les critères sont simples et font toujours intervenir le sens des mots. À aucun moment l'élève n'a à se démener avec une liste de critères qui se ressemblent tous. 

     

    Grammaire utile et grammaire inutile

    Cette méthode, très inspirée des travaux de Cécile Revéret, s'oppose point par point à la méthode dominante dans les écoles et les collèges. Surtout, elle rend l'analyse grammaticale utile.

    À quoi sert en effet de savoir si un mot est COD, parce qu'on se rend compte qu'on ne peut pas le supprimer, ni le déplacer, etc. ? Utiliser ces critères revient à enlever tout intérêt à l'identification du COD. Cette fonction devient une étiquette totalement dénuée d'intérêt.

    On comprend pourquoi les nouveaux programmes de français en repoussent l'étude en 5e (!) : non seulement elle est impossible, mais elle n'a même pas d'utilité orthographique, si l'on adopte une méthode plus intuitive pour accorder les participes passés (ce qui est une bonne chose). 

    Pourquoi alors conserver l'étude du COD, même en 5e ? Sans doute n'a-t-on pas le courage de supprimer ce totem de l'école traditionnelle. 

    À mon sens, c'est surtout à cause de la parenté qui existe entre ces exercices de manipulations et la manipulation de la langue dans le cadre des exercices de rédaction. Supprimer, déplacer, remplacer : voilà un programme séduisant pour qui veut apprendre à rédiger !

    Le problème est que ces manipulations ne reposent pas sur des critères sémantique (le choix du bon mot pour exprimer l'idée juste) et stylistique (un ordre des mots expressif et significatif). Au contraire : cette grammaire manipulatoire crée le sentiment que tout se vaut, que n'importe quel mot peut remplacer n'importe quel autre mot. Le relativisme syntaxique et sémantique est l'ennemi absolu de toute recherche de précision et d'expressivité sur le plan de l'écriture !

    Au contraire, une grammaire à la fois syntaxique et sémantique contribue à éduquer l'attention au choix des mots et à leur ordre. C'est le terreau sur lequel peut pousser le talent et le goût pour l'écriture. 

     

     

     

     


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  • Symboles pour faire un vrai cours de grammaire (merci Phi!)

     

    La grammaire est morte. Supprimons la grammaire ?



    La grammaire n’a pas bonne presse ces derniers temps.

    Pour Michel Lussault, président du CSP, « la grammaire n’est pas un dieu ». Denis Paget, membre du CSP et co-rédacteur des programmes de français, conspue ce qu’il appelle une « grammaire d’étiquetage » qui consisterait à inculquer mécaniquement « de longues listes de nomenclature grammaticale ».

    Les conséquences de cette remise en cause sont radicales. Il faut les contester point par point.

     

    1) La leçon de grammaire disparaît en tant que telle. On n’étudie pas une notion grammaticale directement, pour elle-même, mais à l’intérieur d’une activité plus globale, d’écriture ou de lecture. Une progression séparée de grammaire devient donc impossible.

    Cette disparition est justifiée par une vision caricaturale de ce qu’est une leçon de grammaire. Denis Paget parle « d’un apprentissage abstrait et fragmentaire des règles sous la forme "énoncé de la règle et exercice d’application" ».

    Or, cette forme de leçon est un dévoiement de la grammaire traditionnelle, qui, rappelons-le, faisait découvrir la règle à partir d’un ou de plusieurs exemples. La leçon était inductive et avait pour point de départ la langue elle-même.

    En outre, le cours de grammaire n’était pas toujours prescriptif, comme le laisse entendre le mot « règle ». Bien souvent, il était descriptif. On parlait volontiers de la grammaire comme de « l’histoire naturelle » du langage.

    Si des cours de grammaire purement prescriptifs sont donnés de nos jours, ce n’est pas la faute de la grammaire elle-même, mais celle d’une dégradation des méthodes pédagogiques.

    L’ironie est que les rédacteurs de ces programmes veulent accentuer la partie manipulatoire et empirique de l’étude de la langue, en oubliant que la leçon de grammaire qu’ils rejettent est elle-même empirique et manipulatoire. Seulement, celle-ci ne s’attardait pas en chemin et n’hésitait pas à mettre un mot sur les choses. On n’ose imaginer l’ennui qui guette les futurs élèves après 6 ans de manipulations fastidieuses.

    Autre ironie : le fait qu’en cycle 2, on réduise l’étude de la langue à l’orthographe grammaticale, c’est-à-dire à la dimension la plus prescriptive de la grammaire : les accords, la conjugaison du verbe avec son sujet, etc. Quelle image garderont-ils d’une matière pleine de chausses-trappes et purement dogmatique ?

     

    2) Les notions de « grammaire de phrase » (la grammaire traditionnelle, comme on en faisait jusque dans les années 80) sont beaucoup moins nombreuses.

    Avec les nouveaux programmes, on en restera jusqu’en 6e à des notions très générales.

    – les déterminants

    On ne distinguera plus entre articles et adjectifs déterminatifs (ou « déterminants » : possessifs, démonstratifs, indéfinis, numéraux).

    – les compléments

    Ceux-ci ne seront pas désignés par leur sens (objet, circonstance, lieu, temps, cause, etc.)

    – les adjectifs

    Le terme « qualificatif » est absent. Mais on ne peut même pas dire que les rédacteurs des programmes ont choisi ici aussi d’en rester à des concepts généraux. Il s’agit simplement d’assimiler « adjectif » et « adjectif qualificatif », dans un raccourci proprement sidérant !

    Notons au passages que les programmes de langue vivante du même cycle autorisent l’usage des étiquettes « articles », « adjectif qualificatif », « possessif », etc. Autant pour la cohérence des programmes...

    Dans une volonté de simplification et d’étalement de « l’étude de la langue », le CSP a donc choisi de commencer par les termes plus généraux. On aura bien le temps pour les détails !

    Ce faisant, on vide la grammaire de tout son sens. Au lieu d’identifier un adjectif (ou déterminant) possessif, et donc d’apprendre à le repérer dans un énoncé et d’apprendre à s’en servir à bon escient, on en restera encore et toujours au terme fourre-tout de déterminant.

    Or, si l’on n’entre pas dans les détails, les élèves ont tendance à ne retenir que le plus petit commun dénominateur entre les différents déterminants, à savoir que ce sont de « petits mots » qui précèdent le nom. Aucune utilité pour l’écriture ni pour la lecture ! Et que de confusions sont rendues possibles : avec le pronom personnel précédant le verbe (« il les trouve »), entre les différents types de déterminants...

    Il en va de même pour la notion de complément, qui ne veut plus rien dire, à part qu’il existe un vague lien entre deux mots, dont l’un précise le sens du premier. Sachant que l’on peut dire de tout mot de la langue qu’il précise le sens d’un autre mot, l’élève est bien avancé ! Commencer par faire comprendre cette notion avant de préciser les types de complément est de bonne méthode. Mais s’arrêter en chemin pendant si longtemps reviendra à enlever toute utilité pratique et intellectuelle à ce concept.

    Pourtant, l’étude de la notion d’objet de l’action est si formatrice pour la lecture, quand il s’agit de lire des phrases un peu complexes, et si éducative pour le raisonnement ! Et que dire des différentes circonstances de l’action, dont les intitulés parlent d’eux-mêmes : cause, conséquence, but, lieu, temps, moyen, manière... Ces catégories, si importantes pour la pensée et l’expression, seraient abordées seulement en 5! Les étudier ainsi, en une seule fois, sans mise en place progressive, sans familiarisation par étapes, c’est s’interdire de les enseigner correctement.

    Ainsi, contrairement à ce qu’affirme Denis Paget, la « grammaire d’étiquetage » n’est pas derrière, mais devant nous. « Entr[er] dans le détail des classes de mots et des structures syntaxiques », c’est justement ne pas se contenter d’étiqueter la langue, mais en comprendre le sens pour mieux l’utiliser.

     

    3) Les seules gagnantes de cette chasse aux sorcières sont les notions issues de la linguistique moderne (des années 70 à nos jours) : cohérence textuelle, connecteurs, détermination, types de discours, expansions du nom, champs sémantique et lexical...

    Reconnaissons aux rédacteurs des programmes la relative sagesse d’avoir lié les notions de grammaire de texte (les liens qui existent entre les phrases) à des exercices d’écriture. On échappe au paradoxe qui consisterait à proscrire le format de la leçon pour la grammaire de phrase et à le permettre pour la grammaire de texte.

    Mais ce choix n’est pas exempt de contradiction. S’entraîner à écrire un texte cohérent n’est pas en effet une manière « d’étudier la langue ». Pourquoi alors inscrire ces notions dans cette partie du programme ? Faut-il enseigner le nom de ces phénomènes linguistiques ? On ne voit pas en quoi le terme de « connecteurs » serait plus parlant que celui de « conjonction » ou « d’adverbe ». On risque de remplacer une nomenclature injustement décriée par un jargon à la mode.

    Autre emprunt à la linguistique moderne : la manière dont l’élève est censé savoir identifier les natures et les fonctions des mots et des groupes de mots. Concrètement, dans le meilleur des cas, l’élève devrait être capable de désigner un déterminant ou un « groupe » de mots complément, sans jamais savoir quel est son sens !

    Pour ce faire, on conseille de faire faire des exercices de « manipulation ». Pour les compléments, il s’agira de les déplacer, supprimer, pronominaliser. Pour les natures de mots comme les déterminants, les noms, les adjectifs (les adjectifs qualificatifs, donc), les pronoms, les verbes et les groupes nominaux, on ajoutera des exercices de remplacement, encadrement, réduction et expansion.

    Inutile de dire que les élèves se perdront parmi tous ces critères ! Il faut les mémoriser, et mémoriser les combinaisons qui correspondent à telle ou telle nature de mot ! L’effort de mémoire à fournir est considérable et les confusions possibles innombrables. Les élèves sont censés procéder à ces manipulations nombreuses en ayant au préalable choisi celles qui sont pertinentes : difficile sans avoir à l’avance une idée de la nature recherchée !

    Ensuite, ils doivent décider de la validité de leur hypothèse selon un critère d’acceptabilité, que les programmes citent explicitement. Par exemple, si l’on peut dire « ne... pas » autour d’un mot, cest que cela doit être un verbe. Si « dans la lune » est supprimable, c’est que ce n’est pas un sujet. Ces manipulations supposent une grande familiarité avec la langue, et les élèves n’en sont pas là en cycle 3.

     Ces exercices sont donc inopérants quand il s’agit de désigner la nature ou la fonction d’un mot, en tout cas au niveau primaire.

    ***

    Toutes ces dérives ne vont pas apparaître tout d’un coup en 2016. Ces projets de programmes entérinent la situation existante. Mais elles enfoncent encore le clou ! Ce sont des décennies de dégradation de l’enseignement de la grammaire qui trouvent ici leur point d’aboutissement : une dilution extrême et une perte de sens généralisée.

    Au point où l’on en est, si l’on était un peu paradoxal, on en viendrait à souhaiter la suppression pure et simple de l’enseignement de la grammaire. Telle qu’elle est et telle qu’elle sera enseignée, c’est vrai : la grammaire ne sert pas à grand chose.

    Mais soyons plus optimistes ! Peut-être le CSP reviendra-t-il en arrière et prendra-t-il trois décisions qui permettraient, non pas de garantir un enseignement de la grammaire réel et utile pour tous, mais au moins de le rendre possible chez certains enseignants :

    Ne pas interdire leçon et progression de grammaire. Il reviendra à l’enseignant de préparer ou de remobiliser ces apprentissages dans des activités globales.

    Laisser l’enseignant enseigner librement la manière de reconnaître les natures et les fonctions grammaticales, par des manipulations ou bien par une réflexion sémantique et syntaxique sur le choix et l’ordre des mots.

    Supprimer de la partie « Étude de la langue » les notions issues de la linguistique moderne. Les enseignants seront chargés de faire progresser leurs élèves en expression orale et écrite dans des exercices ad hoc, sans lien obligatoire et systématique avec les leçons de grammaire.

     

    EDIT : M. Lussault me fait remarquer que je le cite de manière incomplète. Je corrige donc :

    La grammaire n'est pas un dieu, mais un moyen d'accéder à la langue écrite et orale.

    Je ne peux que souscrire à la fin de cette remarque. Cependant, je ne peux être d'accord avec le début : la grammaire n'est un dieu pour personne. Pour les défenseurs de la grammaire, elle est bien d'abord un "moyen d'accéder à la langue écrite et orale".

    J'ajouterais pour ma part qu'elle est aussi un outil de structuration logique de l'expression et une propédeutique à la réflexion logique.

    Cependant, la grammaire telle qu'elle est enseignée actuellement, et a fortiori telle que le sera à partir de 2016, a perdu cette puissance de structuration et d'explication.

    Petite anecdote : des parents d'élèves à qui j'expliquais ce que j'entendais par grammaire traditionnelle, m'ont confirmé que leurs enfants en primaire ne comprenaient rien aux critères de distribution utilisés pour l'analyse grammaticale.

    De fait, CETTE grammaire ne sert à rien.


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    Quand Condorcet justifie l'organisation du premier degré d'instruction (les écoles primaires) dans son plan d'organisation de l'instruction publique, il fait preuve d'un bon sens qu'on a peine à retrouver aujourd'hui. 

    Un texte utile au moment où l'on parle de socle commun, d'interdisciplinarité et d'enseignement par compétences. 

    En jetant les yeux sur la liste des professeurs, on remarquera peut-être que les objets d'instruction n'y sont pas distribués suivant une division philosophique, que les sciences physiques et mathématiques y occupent une très-grande place, tandis que les connaissances qui dominaient dans l'ancien enseignement y paraissent négligées.

    Mais nous avons cru devoir distribuer les sciences d'après les méthodes qu'elles emploient, et par conséquent d'après la réunion de connaissances qui existe le plus ordinairement chez les hommes instruits, ou qu'il leur est plus facile de compléter.

    Peut-être une classification philosophique des sciences n'eût été dans l'application qu'embarrassante, et presque impraticable. En effet, prendrait-on pour base les diverses facultés de l'esprit ? Mais l'étude de chaque science les met toutes en activité, et contribue à les développer, à les perfectionner. Nous les exerçons même toutes à la fois, presque dans chacune des opérations intellectuelles. Comment attribuerez- vous telle partie des connaissances humaines à la mémoire, à l'imagination, à la raison, si lorsque vous demandez par exemple à un enfant de démontrer sur une planche une proposition de géométrie, il ne peut y parvenir sans employer à la fois sa mémoire, son imagination et sa raison ? Vous mettrez sans doute la connaissance des faits dans la classe que vous affectez à la mémoire ; vous placerez donc l'histoire naturelle à côté de celle des nations, l'étude des arts auprès de celle des langues ; vous les séparerez de la chimie, de la politique, de la physique, de l'analyse métaphysique, sciences auxquelles ces connaissances de faits sont liées, et par la nature des choses et par la méthode même de les traiter. Prendra- t-on pour base la nature des objets ? Mais le même objet, suivant la manière de l'envisager, appartient à dés sciences absolument différentes. Ces sciences ainsi classées exigent des qualités d'esprit qu'une même personne réunit rarement ; il aurait été très-difficile de trouver, et peut-être de former des hommes en état de se plier à ces divisions d'enseignement. Les mêmes sciences ne se rapporteraient pas aux mêmes professions, leurs parties n'inspireraient pas un goût égal aux mêmes esprits, et ces divisions auraient fatigué les élèves comme les maîtres.

    Quelque autre base philosophique que l'on choisisse, on se trouvera toujours arrêté par des obstacles du même genre. D'ailleurs, il fallait donner à chaque partie une certaine étendue, et maintenir entre elles une espèce d'équilibre ; or, dans une division philosophique, on ne pourrait y parvenir qu'en réunissant par renseignement ce qu'on aurait séparé par la classification.

    Nous avons donc imité dans nos distributions la marche que l'esprit humain a suivie dans ses recherches, sans prétendre l'assujettir à en prendre une autre, d'après celle que nous donnerions à l'enseignement. Le génie veut être libre, toute servitude le flétrit, et souvent on le voit porter encore, lorsqu'il est dans toute sa force, l'empreinte des fers qu'on lui avait donnés au moment où son premier germe se développait dans les exercices de l'enfance.

    Ainsi, puisqu'il faut nécessairement une distribution d'études , nous avons dû préférer celle qui s'était d'elle-même librement établie, au milieu des progrès rapides que tous les genres de connaissances ont faits depuis un demi-siècle.


    Condorcet, Rapport sur l'instruction publique, 1792





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