• Condorcet : le choix des disciplines

     

    Quand Condorcet justifie l'organisation du premier degré d'instruction (les écoles primaires) dans son plan d'organisation de l'instruction publique, il fait preuve d'un bon sens qu'on a peine à retrouver aujourd'hui. 

    Un texte utile au moment où l'on parle de socle commun, d'interdisciplinarité et d'enseignement par compétences. 

    En jetant les yeux sur la liste des professeurs, on remarquera peut-être que les objets d'instruction n'y sont pas distribués suivant une division philosophique, que les sciences physiques et mathématiques y occupent une très-grande place, tandis que les connaissances qui dominaient dans l'ancien enseignement y paraissent négligées.

    Mais nous avons cru devoir distribuer les sciences d'après les méthodes qu'elles emploient, et par conséquent d'après la réunion de connaissances qui existe le plus ordinairement chez les hommes instruits, ou qu'il leur est plus facile de compléter.

    Peut-être une classification philosophique des sciences n'eût été dans l'application qu'embarrassante, et presque impraticable. En effet, prendrait-on pour base les diverses facultés de l'esprit ? Mais l'étude de chaque science les met toutes en activité, et contribue à les développer, à les perfectionner. Nous les exerçons même toutes à la fois, presque dans chacune des opérations intellectuelles. Comment attribuerez- vous telle partie des connaissances humaines à la mémoire, à l'imagination, à la raison, si lorsque vous demandez par exemple à un enfant de démontrer sur une planche une proposition de géométrie, il ne peut y parvenir sans employer à la fois sa mémoire, son imagination et sa raison ? Vous mettrez sans doute la connaissance des faits dans la classe que vous affectez à la mémoire ; vous placerez donc l'histoire naturelle à côté de celle des nations, l'étude des arts auprès de celle des langues ; vous les séparerez de la chimie, de la politique, de la physique, de l'analyse métaphysique, sciences auxquelles ces connaissances de faits sont liées, et par la nature des choses et par la méthode même de les traiter. Prendra- t-on pour base la nature des objets ? Mais le même objet, suivant la manière de l'envisager, appartient à dés sciences absolument différentes. Ces sciences ainsi classées exigent des qualités d'esprit qu'une même personne réunit rarement ; il aurait été très-difficile de trouver, et peut-être de former des hommes en état de se plier à ces divisions d'enseignement. Les mêmes sciences ne se rapporteraient pas aux mêmes professions, leurs parties n'inspireraient pas un goût égal aux mêmes esprits, et ces divisions auraient fatigué les élèves comme les maîtres.

    Quelque autre base philosophique que l'on choisisse, on se trouvera toujours arrêté par des obstacles du même genre. D'ailleurs, il fallait donner à chaque partie une certaine étendue, et maintenir entre elles une espèce d'équilibre ; or, dans une division philosophique, on ne pourrait y parvenir qu'en réunissant par renseignement ce qu'on aurait séparé par la classification.

    Nous avons donc imité dans nos distributions la marche que l'esprit humain a suivie dans ses recherches, sans prétendre l'assujettir à en prendre une autre, d'après celle que nous donnerions à l'enseignement. Le génie veut être libre, toute servitude le flétrit, et souvent on le voit porter encore, lorsqu'il est dans toute sa force, l'empreinte des fers qu'on lui avait donnés au moment où son premier germe se développait dans les exercices de l'enfance.

    Ainsi, puisqu'il faut nécessairement une distribution d'études , nous avons dû préférer celle qui s'était d'elle-même librement établie, au milieu des progrès rapides que tous les genres de connaissances ont faits depuis un demi-siècle.


    Condorcet, Rapport sur l'instruction publique, 1792





  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :