• De l'intérêt de la nomenclature grammaticale - Une approche vygotskienne

    Les petits dessins pour aider à enseigner la grammaire, par Phi 

     

    Si l’on en croit la caricature de souvenirs d’élèves qui fait foi dans les discussions sur l’école, l’enseignement de la grammaire est souvent réduit à l’acquisition de ce métalangage, forcément obscur et "jargonnant"

    "A quoi ça sert d'apprendre ce qu'est un COD ou un attribut du sujet ?" entend-on souvent. Autre version, chez les enseignants cette fois : "On n'a qu'à faire apprendre la langue sans s'encombrer des vieilles notions grammaticale."

    Ces critiques nous rapprochent de la critique du discours sur la langue faite par Molière dans le Bourgeois gentilhomme. Les élèves sommés de nommer la forme grammaticale qu’ils utilisent au moment où ils l’écrivent seraient de petits "Monsieur Jourdain" découvrant qu’ils font de la prose en parlant. Si c’était le cas, admettons que cela serait du plus parfait ridicule !

    Le souci, c’est que penser cela revient à ne voir dans la nomenclature grammaticale (nous l’appellerons désormais comme cela) qu’une redondance dans l’utilisation de la langue écrite. Cela sous-entend aussi qu’elle n’a pas d’utilité pédagogique dans son apprentissage. Le dernier présupposé étant que l’apprentissage de la langue orale n’en a pas besoin non plus.

    Or, rien n’est moins vrai.

     

    Nomenclature grammaticale et conscience langagière

    Pour s’en convaincre, il faut relire les propos de Lev Vygotski dans le dernier chapitre de Pensée et langage1 :

    La question de l'apprentissage de la grammaire est l'une des questions les plus complexes du point de vue méthodologique et psychologique, étant donné que la grammaire est une matière spécifique qui semble peu nécessaire, peu utile à l'enfant. [...]

    L'enfant maîtrise […] certains savoir-faire dans le domaine du langage mais il ne sait pas qu'il les maîtrise. Ces opérations ne sont pas devenues conscientes. Cela se manifeste par le fait qu'il les maîtrise spontanément dans une situation déterminée, automatiquement, c'est-à-dire lorsque par certaines de ses grandes structures la situation l'incite à faire preuve de ces savoir-faire, mais qu'en dehors d'une structure déterminée, c'est-à-dire de manière volontaire, consciente et intentionnelle, il ne sait pas faire ce qu'il sait faire involontairement. L'utilisation de son savoir-faire a par conséquent des limites.

    Le caractère non conscient et le caractère involontaire apparaissent à nouveau comme deux parties d'un tout. Cela vaut également pour les habiletés grammaticales de l'enfant, ses déclinaisons et ses conjugaisons. L'enfant emploie le cas juste et la forme verbale juste dans la structure d'une phrase déterminée mais il n'a aucune idée du nombre de ces formes, il est incapable de décliner un nom ou de conjuguer un verbe. L'enfant d'âge préscolaire maîtrise déjà toutes les formes grammaticales et syntaxiques fondamentales. Au cours de l'apprentissage de sa langue maternelle à l'école, il n'acquiert pas d'habiletés essentiellement nouvelles quant aux formes et structures grammaticales et syntaxiques. De ce point de vue l'apprentissage de la grammaire est effectivement inutile. Mais l'enfant apprend à l'école, et en particulier grâce au langage écrit et à la grammaire, à prendre conscience de ce qu'il fait et, par conséquent, à utiliser volontairement ses propres savoir-faire. Il y a transfert de son savoir-faire d'un plan inconscient, automatique sur un plan volontaire, intentionnel et conscient.2

    Selon le psychologue soviétique, la grammaire trouverait donc son utilité dans sa capacité à faire transférer des savoir-faire linguistiques oraux et instinctifs sur un plan "volontaire" et "conscient". C'est bien la maîtrise de la langue qui ne pourrait être atteinte sans elle.

    Il faut naturellement tenir compte du fait que le russe est une langue qui s’écrit presque comme elle se prononce, et que tous les sons y sont écrits, ce qui rend plus crédible l’affirmation de la "maîtrise" de "toutes les formes grammaticales et syntaxiques fondamentales" par l’enfant d’âge préscolaire.

    En français, le "s" du pluriel ainsi que les terminaisons de personnes ne s’entendent pas, et les règles d’accords doivent donc être enseignés explicitement, encore plus qu’en russe.

    Nommer le pluriel et le singulier, les différentes personnes, parler d’adjectif et de nom, de verbe conjugué et de sujet semble être indispensable, si l’on considère que nommer quelque chose contribue à lui donner une existence propre, distincte des autres réalités. Le nom trace des frontières dans le réel. Il est un outil mnémotechnique et cognitif qui garantit la pérennité de l’apprentissage. Quelques années plus tard, quand l’oubli a fait son œuvre inévitable, le nom permet de cristalliser les souvenirs épars et ouvre la voie d’un réapprentissage efficace et rapide.

    À court-terme, la nomenclature permet de se relire plus efficacement. Face au flux de la parole ou à la juxtaposition des mots dans la phrase, parfois impressionnante pour de jeunes élèves, il est utile de pouvoir nommer ce qui ne va pas. Dans la relation didactique entre le professeur et l’élève, la nomenclature est un langage commun qui permet de communiquer et de désigner rapidement, à moindre frais cognitif, la place et la nature de l’erreur.

    Par exemple, les fautes d’accord des adjectifs, parfois d’apparences assez diverses (au féminin, simple ajout de "e", ou bien avec modification phonétique et orthographique ; au pluriel, ajout de "s", de "x" ; cas des adjectifs épicènes, etc.), sont résumées sous le terme de "faute d’accord", évitant d’avoir tout à expliquer à nouveau frais à chaque erreur particulière et insistant sur leur caractère commun, voire systématique.

    Plus généralement, selon Vygotski, un savoir-faire grammatical privé de son explicitation analytique (et donc nomenclaturale) est confronté à des "limites". Ce qui est fait de manière instinctive ne peut l’être que dans un cadre immuable ; dans le cas du langage, ce cadre est celui de la parole quotidienne et de l’écrit utilitaire, qui a rarement besoin de mettre en œuvre de nouveaux moyens d’expression, ni d’exprimer de nouvelles idées. En revanche, dès que le langage se fait recherché, littéraire, ou bien que les idées à exprimer se complexifient et deviennent plus techniques (et donc moins quotidiennes), tout ce qui allait de soi pose soudain problème.

    Par exemple, l’élève à qui l’on demande de rédiger des phrases complexes et complètes, se rapprochant du modèle de la période oratoire, ne peut pas s’en sortir, dans un premier temps, sans un long processus de relecture attentive, muni des outils explicites fournis par la nomenclature grammaticale. Il en va de même pour le récit littéraire, pour le raisonnement rédigé, etc. Le fait qu’un adulte habitué à écrire sache accorder instinctivement un verbe avec les deux sujets placés en tout début de phrase, séparés de lui par une longue incise, ne permet pas de dire qu’un élève débutant puisse faire de même. D’ailleurs, quel adulte, même expert, n’a pas relevé des erreurs de construction ou d’accord dans une phrase un peu longue dont il a perdu le fil ? Dans ce cas, la notion de sujet, d’accord, de féminin et de pluriel, peuvent être d’une grande utilité, comme une boussole dans un bois obscur.

    En fait, l’utilité orthographique de la nomenclature grammaticale tient justement dans le fait que l’erreur orthographique, presque inévitable dans la phase de rédaction, fait sortir le rédacteur du cadre habituel. Elle le confronte à l’inédit. Dans cette situation, seules des connaissances grammaticales solides et claires lui permettent de se raccrocher aux branches.

    Il en va donc de même pour les apprentissages de la grammaire et de l’écriture : ils servent de "symbolisation au second degré"3 : symbolisation des sons pour l’écriture, symbolisation des idées et de leurs relations pour la grammaire.

    Vygotski résume cela dans la fameuse formule :

    Le langage écrit est précisément l’algèbre du langage. 

    Par "langage écrit", il désigne tout d’abord le codage des sons en lettres. Mais les explications similaires qu’il donne sur le rôle de l’apprentissage de la grammaire par rapport à l’apprentissage du langage oral nous incite à voir dans ce terme non seulement le codage phonétique, mais aussi le codage sémantique, composé par les règles régissant l’orthographe grammaticale et la syntaxe.

    Cette identité de rapport entre la grammaire et le codage d’une part, et le langage oral d’autre part, tend d’ailleurs à accréditer l’idée qu’il faille commencer l’apprentissage de la grammaire en même temps que celui de l’écriture des premiers groupes de mots, au moment où la syntaxe entre en jeu. "Pluriel", "singulier", "masculin", "féminin", sont par exemples des concepts, sinon des mots, tout à fait abordable dès le CP. On peut imaginer de ne pas utiliser ces mots, si on les juge compliqués, et dire "plusieurs", "un seul", "fille" ou "garçon", mais ce serait perdre de la précision dans la manière de nommer et donner lieu à des confusions inévitables. D’ailleurs, une nomenclature simplifiée reste une nomenclature, ce qui ne change pas nos conclusions sur l’utilité de l’enseigner aux élèves.

     

    Une suppression risquée en termes socio-culturels 

    Cependant, il est encore possible de ne réserver l’apprentissage d’une nomenclature grammaticale conséquente qu'aux seuls élèves qu’on juge capables de l’acquérir. Après tout, nous avons maintenant un socle commun, qui est là pour tous les élèves, même ceux qui ont des capacités scolaires plus limitées1.

    Les situations décrites par Vygotski renvoient à des pratiques langagières plutôt complexes. Si l’on en reste à des phrases simples, une conversation courante dans un langage oral correct (en acceptant par exemple un usage ponctuel du redoublement du sujet par le pronom personnel), il n’y aurait pas besoin de trop de métalangage.

    Dire cela revient à croire que la nomenclature grammaticale n’est pas utile pour l’apprentissage de la langue quotidienne. Vygotski lui-même sépare nettement la "maîtrise" de "toutes les formes grammaticales et syntaxiques fondamentales", acquise avant l’entrée à l’école et l’apprentissage de l’écriture, et leur révision, "au second degré", lors des apprentissages "symboliques" que sont les apprentissages du codage et de la grammaire.

    Pourtant, il n’est pas si évident que soient si étanches que cela les frontières entre âge pré-scolaire et école, entre acquisition instinctive, encodée dans notre nature d’homme, du langage oral et structuration culturelle de ce langage sur le plan de "l’outil psychologique" qu’est l’écriture.

    En effet, qui pourra dire ce qui relève du langage instinctif acquis hors de l’école ? La composante sociale de cet apprentissage ne peut qu’introduire des éléments grammaticaux, lexicaux, stylistiques même5, qu’on n’attend pas dans la bouche d’un enfant. Autrement dit, il est normal et courant que les enfants empruntent à la langue des adultes. Symétriquement, comment faire le départ, dans une rédaction tout ce qu’il y a de plus littéraire, entre le langage des livres et celui de l’enfant ?

    Vouloir définir un socle grammatical minimal, à faible teneur en nomenclature, c’est courir le risque qu'une partie des élèves, dont le recrutement se fera fatalement parmi les classes populaires, n'ait pas accès à ce langage au second degré qu’est l’écriture.

     

    Un outil contre l’arbitraire de la langue

    On rétorquera qu’il y a d’autres moyens de faire acquérir des réflexes de correction syntaxique et grammaticale que l’enseignement d’une nomenclature.

    On peut bien faire comprendre à un élève qu’il faut un "s" à "noir" dans "Les chevaux sont noirs". Une paraphrase appropriée pourra aider à faire le lien entre la couleur et les supports de cette couleur. "Il y a bien plusieurs ‘chevaux’. Il faut donc dire ‘chevaux’ et non ‘cheval’. En plus, on dit qu’ils sont ‘noirs’. Si ce sont eux qui sont noirs, il faut donc mettre un ‘s’ à ‘noir’".

    Le problème est que ce type d’explication n’en est pas une. Pourquoi le mettre un "s" à la fin de "noir", alors qu’on ne l’entend pas (à la différence du mot "chevaux",qui ne s’applique qu’à plusieurs chevaux) ? Et pourquoi le mot "noir" devrait-il changer d’écriture, comme le mot "cheval" ? Rien dans le fait de dire qu’un cheval est noir ne nécessite que les deux mots soient modifiés si l’un d’eux change de prononciation et d’orthographe à cause de l’apparition d’un deuxième cheval ! En fait, les mots "pluriel" et "accord" semblent être un minimum pour permettre de commencer à faire acquérir la règle de l’accord de l’attribut du sujet.

    Plus radicalement, on a même essayé de s’en passer et d’installer des réflexes par la répétition d’"exercices structuraux", comme ce fut la mode dans les années 70, sous l’influence notamment d’Émile Génouvrier. Il s’agissait d’enseigner la grammaire sans l’aide de la nomenclature, en enjoignant les élèves à imiter de manière répétée et intensive une phrase ou une expression servant de modèle. Outre que ce type d’exercice compromet la possibilité du transfert conscient appelé de ses vœux par Lev Vygotski, il ne permet pas de voir pourquoi l’accord se fait, quelle en est la raison.

    Si "noirs" prend un "s", c’est parce que la qualité exprimée par l’adjectif qualificatif "noir" appartient à la chose nommée par le nom "chevaux". Sachant que le mot désignant un "cheval noir" n’existe pas dans la langue courante, et que ces mots sont donc fatalement séparés, a fortiori quand ils sont aux deux extrémités d’une proposition, l’usage veut qu’on les accorde, qu’on montre explicitement le lien sémantique qui les unit. La proposition attributive a pour rôle justement d’attribuer une qualité au sujet dont elle parle, souvent par l’intermédiaire d’un verbe d’état. La qualité attribuée aux "chevaux" est donc exprimée par un mot qui a pour fonction d’être attribut du sujet.

    On peut le dire plus simplement avec des élèves, agrémenter cette nomenclature par des gestes ou par des figures. Mais c’est seulement ainsi que la langue cesse d’être perçue comme un ensemble de règles obscures dont l’apprentissage ne peut se faire que dogmatiquement, sous la forme d’un dressage.

    Ainsi, au-delà de l’utilité pour la correction et la relecture, il faut convenir que l’enseignement de la nomenclature grammaticale est d’une grande utilité si l’on veut dépasser une application mécanique des règles de grammaire.

    Ou alors, on considère que certains élèves ne peuvent recevoir d’enseignement linguistique que sous une forme dogmatique et behaviouriste...

     

    La nomenclature dans le cadre d’une pédagogie inductive et intuitive de la grammaire

    Néanmoins, on remarquera que les mots "attribut", "complément", "sujet", "objet", "verbe" sont eux-mêmes porteurs d’une partie de l’explication. L’apprentissage du mot ne coûte presque rien à acquérir une fois l’explication comprise. On peut même s’appuyer sur le mot pour expliquer la chose. La structuration si particulière de la langue par la grammaire "traditionnelle" a justement le mérite de faire des liens très fréquents entre les phénomènes linguistiques et les mots qui les désignent. Cette nomenclature grammaticale a l’avantage d’être déterminée sémantiquement, de ne pas être arbitraire.

    Bien sûr, il y a des termes moins heureux. On défiera quiconque d’expliquer l’usage du "plus-que-parfait" en partant de l’analyse du mot. Cependant, ils ne sont pas majoritaires. L’ensemble de la nomenclature est enseignable à un coût cognitif dérisoires, si l’on a fourni les explications adéquates.

    Malgré quelques appellations folkloriques, cette "troisième grammaire scolaire"6, à la nomenclature pédagogiquement motivée, est bien supérieure à celle qui l'a suivie, qui cherchait à introduire dans les écoles une nomenclature inspirée des grammaires structurale et générativiste, puis textuelle et pragmatique. Outre une inflation des dénominations (du "groupe nominal" à la "progression à thème constant", en passant par les différents "types de phrase"), celles-ci se sont parfois révélées peu productives pédagogiquement. Il en va ainsi de l'abandon des "compléments d'attribution" au profit du plus formaliste "complément d'objet second"7, ou de la quasi-disparition de la notion "d'adjectif" (mot qui s'adjoint au nom) au profit d'une bipartition entre "adjectifs qualificatifs" (ou le mot "adjectif" veut seulement dire "ajouté à") et "déterminants".

    C’est d’ailleurs la relative transparence sémantique de la nomenclature grammaticale traditionnelle qui permet d’exclure l'idée d’un apprentissage grammatical non nomenclatural. En effet, pour certains, il serait possible d’enseigner la grammaire de manière purement explicite, grâce au simple énoncé des entités et des règles grammaticales, suivi d’une batterie d’exercices répétitifs, si possible très fournie.

    Or, la grammaire, comme toutes les disciplines enseignables en primaire, ne peut se satisfaire de cette succession de l’exposition et de l’exercice. Les élèves ont appris la langue de manière spontanée, en contact avec leur milieu, et ont donc des savoirs-faire antérieurs aux connaissances grammaticales correspondantes.

    Il n’est donc pas possible de faire table rase de cet instinct de la langue et de prétendre qu’il suffit d’appliquer des règles pour progresser en expression écrite et orale. Au contraire, l’apprentissage de la grammaire permet d’amender et de développer davantage les capacités linguistiques déjà présentes chez les élèves.

    Pour cela, il faut faire le plus souvent possible le lien entre, d’une part, les catégories grammaticales et les rapports qu’elles entretiennent dans la proposition et, d’autre part, les réflexes linguistiques acquis spontanément par les élèves.

    L’analyse lexicale des termes de la nomenclature est un outil indispensable pour ce faire, on l’a vu. Mais cette analyse sera d’autant plus productive si l’on introduit les notions grammaticales de manière inductive, par l’analyse sémantique et syntaxique d’expressions et de propositions. Ainsi, la définition de ces notions est induite de la langue elle-même, et non imposée à elle a posteriori.

    Cette démarche inductive s’empare vraiment des représentations et des réflexes linguistiques des élèves, dans leur dimension négative (les erreurs de syntaxe, les dislocations de la langue orale et enfantine, la tendance à tout dire en même temps, ou au contraire à ne pas expliciter suffisamment son propos), mais aussi positive (les bonnes formulations, l’intuition de certains critères de correction syntaxique, les efforts d’expression, réguliers ou ponctuels).

    Nous sommes donc ici au-delà de la conception vygotskienne selon laquelle la grammaire permet la mobilisation volontaire et consciente de capacités acquises avant l’école. Il n’y a pas lieu de cantonner la puissance transformative de l’enseignement de la grammaire à l’usage conscient et volontaire de la langue. Par le détour des notions grammaticales, il est possible de continuer l’éducation linguistique des élèves, et plus précisément de l’éducation de leurs réflexes langagiers.

    Il est d’ailleurs curieux de constater que Vygotski, quand il parle de l’utilité de la grammaire, n’applique pas jusqu’au bout ses conceptions concernant les rapports entre les "concepts scientifiques" et les "concepts spontanés". Dans l’avant-dernier chapitre de Pensée et langage, il montre bien que l’enseignement des concepts scientifiques, de haut en bas, est une manière d’ouvrir une voie de développement aux concepts spontanés des enfants, de bas en haut. On ne voit pas pourquoi la nomenclature grammaticale ferait exception.

    L’enseignement de la grammaire comme celui du codage alphabétique n’ont pas besoin d’attendre que les capacités linguistiques aient atteint leur pleine maturité. C’est justement cet enseignement qui permet à ces capacités de se développer pleinement. Apprendre à écrire et à lire les lettres permet d’affiner et d’amender une prononciation enfantine encore immature, qui confond certains sons, amalgame ou saute certaines syllabes. Il en va de même pour l’analyse grammaticale.

     

    ***

     

    Il y aurait donc un avantage certain à utiliser les mots qu'il faut pour désigner les choses de la langue. La nomenclature n'est certainement pas le point de départ de l'enseignement de la grammaire, matière qu'il s'agirait d'inculquer ex nihilo à des élèves vierges de tout savoir linguistique. Elle est cependant un outil incontournable, une étape obligée au sein d'une démarche inductive qui développe les capacités préexistantes des élèves par la confrontation avec un savoir neuf, certes, mais concernant une de leurs facultés les plus intimes.

    Cela n'exclut pas, naturellement, une certaine progressivité dans l'apprentissage de cette nomenclature, ni la possibilité de développer certaines capacités linguistiques en amont, ou en parallèle, dans des cours de rédaction, par exemple, qui s'en passent jusqu'à un certain point.

    Mais cela exige de s'appuyer sur le trésor pédagogique qu'est la nomenclature grammaticale "traditionnelle", certes bricolée et moquée par des linguistes épris de cohérence théorique, mais dont les appellations permettent de faire du cours de grammaire un instrument de développement et d'amendement de l'expression quotidienne des élèves, mais aussi une voie d'entrée accessible (si ce n'est unique) pour maîtriser sa propre langue de manière consciente et volontaire dans les tâches plus complexes qui les attendent dans leur scolarité et leur vie d'adulte instruit.

    Le GRIP (Groupement de Réflexion Interdisciplinaire sur les Programmes) s'est justement lancé dans un toilettage et une répartition nouvelle de cette nomenclature grammaticale, afin de la rendre encore plus efficace, dans le respect de cette tradition pédagogique aujourd'hui perdue. Cécile Réveret, membre du GRIP, a publié un Précis d'analyse grammaticale et logique qui explique très simplement comment l'utiliser de manière optimale. Muriel Strupiechonski et Didier Glad ont rédigé sur ces principes un manuel de CE1 Écrire, analyser.

     

    1D’ailleurs mieux traduit par Pensée et parole.

    2Lev Vygotski, Pensée et langage, La Dispute, 1997, p. 343-345 ; URL : http://skhole.fr/lev-vygotski-extrait-l-apprentissage-de-la-grammaire

    3Lev Vygotski, ibid., La Dispute, 1997, p. 337-343 ; URL : http://skhole.fr/lev-vygotski-extrait-langage-%C3%A9crit-et-r%C3%A9flexivit%C3%A9-de-la-pens%C3%A9e

    4Mettons à part les élèves ayant un handicap cognitif, nécessitant une prise en charge et des exigences adaptées, et surtout dont on ne peut pas faire le critère pour établir un minimum commun aux élèves sans handicap.

    5Le style pouvant être très châtiés et littéraire, ou bien argotique, voire régional.

    6André Chervel, Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français, Histoire de la grammaire scolaire, Payot, Paris, 1977.

    7Formaliste et erroné, puisque ce fameux COS ne désigne justement pas un "objet" de l'action exprimée par le verbe. 


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