• La littérature au détail

     

     Dans la tête d'un lecteur après la lecture d'un roman. 

     

    À quoi ça tient, la réflexion pédagogique !

    J'avais l'intention de me replonger dans Le Détail - Pour une histoire rapprochée de la peinture, de Daniel Arasse, pour justifier l'intérêt d'exploiter le concept de détail dans l'enseignement de la littérature, et puis je suis tombé sur la conférence de Patrick Laudet, Explication de texte littéraire, un exercice à revivifier (p. 16).

    Soudain, je me suis souvenu que cette idée de rendre les élèves attentifs aux détails, c'est justement à P. Laudet, IG de Lettres de bon sens, et qui va dans le bon sens, que je la dois. 

    Plutôt que de tout réexpliquer, voici un résumé rapide de son propos.

     

    Le diable est dans les détails 

    Contre la pratique du "relevé" et contre le recours à des nomenclatures, l'explication de texte littéraire doit rendre sensible au détail du texte.

    Le détail a pour particularité de faire penser, puisqu'il rompt la monotone confirmation des idées toutes faites qu'est souvent le commentaire de texte :

    C’est par le détail, son grain, sa résistance que l’on peut réveiller une lecture moins plate et plus problématique des textes. Sans forcément écorcher les textes pour en déduire à la façon de Diafoirus des nomenclatures insensées, pratiquer l’incise dans le tissu musculaire de la page. Dans chaque texte, il faudrait ainsi trouver le scrupule, au sens presque étymologique, ce « petit caillou » dans la chaussure, qui empêchera que les lieux communs du sens marchent trop bien ; comme une petite gêne précieuse, qui fera boiter un peu les discours tout faits.

    En outre, il touche et met en branle l'imagination du lecteur : 

    Dans les photos mais aussi dans les textes, un détail peut donc passer, « comme un ange passe » dit Barthes. Ce petit rien (un mot, une phrase ?) fait tilt, et ouvre alors toutes les expansions imaginaires possibles. Puissent les textes proposés aux élèves, par la richesse de leurs détails ou de leur écriture, provoquer ce « petit ébranlement » du punctum, qui interdit les explications plaquées, toute faites.  

    Patrick Laudet convoque pêle-mêle Roland Barthes, Stendhal, Mme de Sévigné, Daniel Arasse, Proust et son "petit pan de mur jaune", et bien d'autres.

    On pourrait ajouter Freud : après tout, qu'est-ce qui fascine dans le rêve sinon une suite de détails ? Le fétichisme particulier de l'amateur de livres ne s'explique-t-il pas par son goût des détails ? On comprend mieux la portée émotionnelle et la charge pulsionnelle qu'ils peuvent revêtir pour le lecteur.

     

    La constitution d'un musée imaginaire de détails

    J'ai donc décidé d'exploiter ces pistes avec mes élèves de seconde, à l'occasion de l'étude de Ferragus, un fascinant roman de Balzac. Ce faisant, j'élargis l'usage pédagogique du détail de l'explication de texte à la lecture d'une œuvre entière.

    L'objectif du travail : leur faire constituer un "Musée imaginaire Ferragus".

    Après lecture autonome du roman, accompagné d'un plan détaillé constitué par mes soins, je leur ai proposé six catégories de détails : des lieux, des objets, des personnages (si possibles secondaires, ou bien des aspects spécifiques de personnages principaux), des attitudes et des gestes, des maximes (il a fallu leur expliquer ce que c'était, et que ça ne manquait pas chez Balzac), ainsi que des moments. Après discussion, les élèves m'ont fait ajouter des répliques (le fétichiste du dialogue que je suis s'en est beaucoup voulu de ne pas y avoir pensé).

    La consigne était large et inclusive : "récolter" des détails rentrant dans ces sept catégories en feuilletant à nouveau le livre qu'ils avaient lu. Cet exercice m'a permis de voir qui avait lu, qui n'avait pas fini, et qui n'avait pas commencé (il y en a toujours). Pour ces deux derniers types d'élèves, cela leur a permis, au mieux, de s'y remettre, au pire, de comprendre l'histoire globale, évitant d'être perdus pour les quelques semaines que nous passons sur l’œuvre.

    Il ne fallait naturellement pas choisir au hasard : les détails devaient être mémorables, fascinants, étranges, incongrus, signifiants, amusants... Tout est possible, pourvu que l'élève s'implique personnellement dans le choix du détail. Il s'agit de se mettre à l'écoute du texte, de se laisser atteindre, "toucher" disait Patrick Laudet reprenant une métaphore balistique de Roland Barthes. Pour des élèves qui ont du mal à s'impliquer dans leur lecture (surtout quand elle est scolaire et obligatoire), le détail joue le rôle du pendule de l'hypnotiseur : s'y arrêter leur permet d'atteindre dans leur relecture l'état "second" dans lequel on se trouve, au moins partiellement, quand on lit une fiction littéraire. Relever les détails, c'est se mettre en condition pour accéder au monde qui se cache derrière les mots imprimés.

    Par exemple, en ce qui concerne les objets, ils ont souhaité parler :

    - des gouttes d'eau restées sur le velours du chapeau de la belle et fidèle Clémence Desmarets (qui prouvent, dans une image saisissante, qu'elle est sortie de chez elle, et donc qu'elle a menti),

    - de la plume de marabout achetée par cette femme au terme de la filature effectuée par le personnage d'Auguste de Maulincour (dans une scène semblable à la scène où Scottie retrouve Madeleine dans la boutique du fleuriste au début de Vertigo),

    - de la canne utilisée par Ferragus dans l'épilogue du roman pour mesurer les distances lors d'une partie de boules, symbole de sa déchéance et de sa mort morale (la boule et le cochonnet ont aussi été relevés).

    Quant au reste des catégories, ils ont trouvé, pêle-mêle : la veillée funèbre autour du corps de Clémence (moment), le cimetière du Père-Lachaise (lieu), la veuve Gruget, portière de Ferragus (personnage). Les répliques, maximes et attitudes ont eu moins de succès, sauf chez certains élèves : ils font l'objet d'une deuxième récolte, un peu plus guidée par le professeur.

    Il est étonnant de voir que beaucoup d'élèves s'expriment personnellement dans cette phase du travail, affirmant leur goût pour tel ou tel détail lors de la mise en commun des trouvailles de la classe. Pour aller dans ce sens, j'ai réparti un détail par élève ou par groupe de deux élèves, au choix, comme dans une foire à l'encan : scène assez amusante et stimulante de les voir se battre pour un mot de Balzac !

    Ils ont ensuite eu à rédiger une fiche par détail : un titre (clair et accrocheur, si possible), la situation du détail dans l'intrigue, une citation pertinente et mémorable concernant ce détail (pour donner un avant-goût du style de Balzac), quelques commentaires pour l'interpréter ou donner son avis. 

    Reste à travailler la présentation, pour obtenir une pile de fiches à exposer : la couleur, la police, l'illustration, et, quand le réseau du lycée le permet, l'intégration dans une présentation numérique. Un petit musée imaginaire pleins de détails à méditer, à contempler, à admirer... 

    Aujourd'hui, nous en sommes à la phase de confection des affiches : police, couleur, illustration. Quand ce sera fini, j'en mettrai quelques unes ici.

     


  • Commentaires

    1
    Lundi 25 Janvier 2016 à 11:41

    Ah, que tu me fais plaisir, Pierre!

    2
    Alexis Martin
    Mardi 1er Mars 2016 à 15:02

    Bonjour M. Jacolino,

    je suis assez intéressé par cette idée, d'autant plus que je suis moi-même en train de faire lire Eugénie Grandet à une Seconde qui traîne les pieds (il faut dire qu'il ont eu droit à Racine avant, je suis donc une sorte de Pol Pot de la lecture à leurs yeux, je pense! ^^) et j'avoue que votre projet me tente beaucoup pour redonner un peu de motivation à mes élèves afin qu'ils aillent au bout du roman. J'ai néanmoins deux questions pratiques :

    - En moyenne, combien de détails environ chaque élève avait-il glané? Avez-vous exigé qu'il y en ait au moins un de chaque catégorie pour chaque élève?

    - Combien de temps a pris la mise en commun des relevés en classe? Cela me semble chronophage mais je me trompe sans doute. Plus généralement, combien de séances avez-vous consacrées au projet?

    Je suis impatient, quoi qu'il en soit, de pouvoir admirer le résultat de ce travail via quelques fiches réalisées par les élèves.

    Bravo pour cette idée plus qu'adaptée à l'objet d'étude des Seconde!

    Alexis

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