• Le bac de français au milieu du gué

     

    Allégorie : candidat du bac tentant de faire sa dissertation tout en lisant les textes du corpus.

     

    Comme chaque année dorénavant, les sujets du bac de français prêtent le flanc à une polémique. L'année dernière, c'était le fameux "Tigre bleu" de Laurent Gaudé. Cette année, c'est le choix d'Anatole France et du thème de l'oraison funèbre. Au delà de la question de savoir si Anatole France se prénomme France ou Anatole, on constate que c'est le caractère désuet des textes offerts à la sagacité des bacheliers qui pose problème. 

    Françoise Cahen, qui a récolté un joli succès grâce à sa pétition réclamant la présence des femmes dans les programmes de terminale L, constate qu'il n'y en a pas plus à l'épreuve générale de première. Elle rejoint ainsi Jean-Michel Le Baut, qui critique le pompiérisme du choix des textes et regrette l'absence d'auteurs bien vivants, supposés plus "ardents", à la place des discours d'écrivains morts faits pour les funérailles d'autres écrivains morts. La littérature parlant du monde, en prise avec le monde contemporain dans ce qu'il a de plus moderne, voilà ce qui sauverait le soldat Bac.

    Le pauvre Anatole France devient un hashtag populaire et en prend encore pour son grade, comme c'est le cas depuis un siècle, même si certains prennent sa défense

    Et l'on entend à nouveau la petite musique de la fin du bac. Le bac monument, vestige d'un système scolaire élitiste et conservateur : voilà des arguments qui vont réchauffer le cœur de ceux qui veulent en terminer avec lui, pour des raisons économiques (il coûte cher) ou pédagogiques (la pédagogie qu'il suppose est passive et réactionnaire).  

    Mais les critiques se trompent de cible. Plus que le contenu des sujets, c'est bien la nature des épreuves qui est à revoir, si l'on veut sauver le bac. Cette épreuve doit se réviser pour garder une pertinence pédagogique. 

    1/ Sus au corpus !

    Il faut bien avouer que le sujet qui fait débat (celui des S-ES) est bien ennuyeux pour les jeunes gens qui passent le bac. Des écrivains morts comme sujet et l'art oratoire comme genre : il y a plus sexy. 

    Mais il ne faut pas en conclure à la nécessité de faire composer le jour J les élèves sur des écrivains vivants et sur des textes ouverts au monde. Les écrivains morts sont très vivants s'ils sont bons et si l'on a bien fait travailler les élèves dessus pendant l'année. Et l'écriture et la mort appartiennent au monde, après tout.

    Mais cette drôle d'idée de compiler des oraisons funèbres d'écrivains ne vient pas de nulle part. Elle vient de la nécessité de constituer, année après année, ces fameux "corpus" de textes sur lesquels les candidats sont invités à réfléchir au début de l'épreuve. C'est la "question sur corpus", qui vaut 4 points sur 20 au bac général. 

    Or, il faut se mettre à la place des concepteurs des épreuves. Les contraintes sont importantes : trouver des textes de même genre, d'époques variées, de style varié, mais avec un thème commun. Je suis persuadé que ceux qui ont fait les sujets se sont félicités d'avoir trouvé les quatre textes proposés cette année. Des écrivains qui parlent d'écrivains, dans des éloges funèbres ! Et en plus, on a trouvé quatre textes à peu près accessibles qui entrent dans le thème !

    Bref, le thème décide des textes. Et s'il faut sacrifier au passage les centres d'intérêt des élèves, après tout, c'est le bac : ils ne sont pas là pour s'amuser. 

    Et tout cela pour que les élèves puissent commencer leur épreuve par une question  sur 4 points et sauver ainsi les performances de ceux qui rateront leur commentaire littéraire, leur dissertation ou leur sujet d'invention (au choix et notés sur 16) !

    Car le corpus et la question sur corpus ont été introduits justement pour sauver les meubles au bac de français. Surtout, ne pas faire mettre aux élèves tous leurs œufs dans le même panier !

    Quant au choix du discours d'Anatole France, symbole d'une certaine ringardise depuis un siècle, déplorons plutôt que le choix n'ait pas porté sur un de ses romans, Les Dieux ont soif et son tableau révolutionnaire par exemple, qui aurait toute sa place au bac. Mais quoi ! il fallait constituer le corpus. Et pour constituer le corpus, on s'autorise à inscrire des textes mineurs au programme. 

    Donc, pour se donner plus de marge de manœuvre dans le choix des textes : exit le corpus. 

    2/ Une-seule-solution : la disserta-ti-on ! 

    L'exercice du commentaire n'est pas à remettre en cause. Les élèves le choisissent majoritairement parce qu'ils ont devant eux la matière à traiter dans leur devoir. Pas de problème d'inventio, comme le disaient les orateurs antiques : les idées attendent les élèves dans le texte. Il suffit de s'être entraîné à analyser des textes de genre divers pour y arriver.

    Le commentaire est dans son principe indéboulonnable, et en pratique, il est suffisamment souple pour survivre aux différents avatars de l'épreuve du bac. De "commentaire composé", il est devenu commentaire "littéraire", pour laisser, en théorie, plus de liberté dans la manière d'aborder le texte, de manière moins systématique. Qu'on prenne cela pour du pragmatisme face au niveau des élèves actuels ou bien comme une salutaire ouverture vers la subjectivité et une approche moins "froide" des textes, il reste que le commentaire de texte a gardé de sa pertinence. 

    La dissertation, en revanche, est critiquable. Jean-Michel Le Baut pointe ainsi un vrai problème : 

    En L, le sujet de dissertation est-il traitable par un élève qui aurait abordé la question des réécritures non par l’angle des mythes, mais par un autre biais, voire par une pratique de la réécriture comme le recommandent les programmes ?

    Il a raison : la dissertation est impossible à faire. Seule une partie minime des élèves en est encore capable. Et encore les note-t-on avec beaucoup d'indulgence. 

    En pratique, on dirige le plus souvent le gros des troupes bachelières vers le commentaire, et l'on réserve la dissertation aux élèves les plus cultivés et les plus à l'aise rhétoriquement parlant. Il faut en effet répondre à une question souvent théorique, qui concerne la littérature en général !

    Il faudrait pour la réussir posséder une culture très importante, avoir lu des dizaines d’œuvres classiques (et s'en souvenir suffisamment précisément...). C'est ce qu'on demande au CAPES, et pour le concours de l'ENS-Ulm. 

    Pour pallier les carences de la culture littéraire des élèves, on a justement introduit le corpus de textes, qui tous peuvent servir d'exemple pour la "disserte". Théoriquement, un élève sans culture doit pouvoir s'en sortir. Plus besoin de "capital culturel", plus besoin d'être un "héritier" pour disserter. 

    Or, comment exploiter comme exemples des textes qu'on vient de découvrir ? D'ailleurs, comment tirer de ces textes des idées intéressantes si on n'a pas la culture suffisante pour avoir les clefs de lecture qui permettent d'en tirer ce qui peut avoir rapport au sujet ?

    Au lieu de faciliter le travail des élèves, ces textes surchargent leur mémoire à court terme. Pire, ils leur donnent parfois l'illusion d'avoir des choses à dire sur le sujet, alors qu'ils n'ont prélevé dans le corpus que les caractéristiques les plus triviales et évidentes pour y répondre. 

    Pour traverser la rivière du bac, on a disposé des pierres pour que les élèves y posent leurs pieds. Mais les pierres sont glissantes, et branlantes. Seuls ceux qui savent nager parviennent à traverser. Et l'art de la nage se fait de plus en plus rare. 

    Les professeurs ont tendance, pour contourner l'obstacle, à faire un cours magistral (ou une correction de devoir) sur un nombre suffisant d'aspects de la question au programme. Pour l'item "Le théâtre - Texte et représentation", on veillera à parler des costumes, des décors, des didascalies, bref : à faire le tour de tous les sujets possibles.

    C'est infaisable, on va trop vite, on survole la question, et à la fin, c'est évidemment un sujet qu'on n'a pas traité qui tombe le jour de l'épreuve... Un bel exercice de gavage d'oies. 

    Il faut donc revenir à l'ancienne formule de la dissertation. Pas celle d'avant-guerre, quand les sujets pouvaient avoir les formes les plus variées et les plus baroques (le discours en latin sur auteur français devait être assez folklorique). Il suffit de revenir aux années 90, quand j'ai moi-même passé le bac, à l'époque où la dissertation portait sur un programme d’œuvres. Un élève travailleur, sans grand capital culturel, peut s'en sortir face à une question qui porte sur une oeuvre étudiée en classe. 

    Pourquoi ne pas passer à la dissertation sur auteur, à partir de l'oeuvre étudiée en classe ? Prenons le sujet de dissertation des ES-S de cette année :

    Les écrivains ont-ils pour mission essentielle de célébrer ce qui fait la grandeur de l’être humain ?

    Il est infaisable, sauf à réciter son cours sur les différentes missions  de l'écrivain (cours passionnant, j'imagine, pour des élèves qui ont lu trois romans classiques dans leur vie...)

     Mais réduisons un peu le champ de la question à un auteur seulement : 

    Corneille a-t-il pour but essentiel de célébrer ce qui fait la grandeur de l'être humain ? 

    L'élève pourrait répondre à cette question avec son seul Cinna, Horace ou avec Le Cid. C'est une culture véritable qui serait évaluée, mais une culture précise, circonscrite. On passerait d'un bac-Trivial Pursuit à une véritable épreuve littéraire, que beaucoup plus d'élèves pourraient réussir honorablement. 

    3/ Invention : piège à con.

    C'est un peu ce qu'on se dit quand on lit la plupart des "écrits d'invention" du bac. Des devoirs trop courts, vides d'idées, où les élèves misent tout sur l'animation du dialogue, de la lettre ou du discours qu'on leur demande d'écrire.

    Mais il faut avouer qu'on l'a bien cherché. Les sujets donnés sont le plus souvent des manières de faire faire aux candidats ce qu'on appelle entre nous des "dissertations déguisées". On ne cherche le plus souvent qu'à leur faire dire ce qu'on voudrait qu'ils eussent dit dans une dissertation littéraire, mais sous une forme plus libre. 

    Les élèves ne prennent la mesure de cette exigence que de manière exceptionnelle. 

    Cependant, plus rarement, c'est à un exercice d'imitation qu'on a affaire. Il s'agit d'imiter un des textes du corpus, de parler du même thème, d'en écrire la suite ou une version alternative ; bref, de faire oeuvre d'écrivain. 

    Le sujet des ES-S n'était pas mauvais cette année :

    À l’occasion d’une commémoration, vous prononcez un discours élogieux à propos d’un écrivain dont vous admirez l’œuvre. Ce discours pourra réutiliser les procédés, à vos yeux les plus efficaces, mis en œuvre par les auteurs du corpus.

    Il mêlait habilement une forme précise à imiter et un contenu pas si idiot que cela pour un élève en fin de cursus littéraire : parler d'un écrivain dans sa globalité ne devrait pas être quelque chose d'impossible à ce stade-là. 

    Il faut donc généraliser des sujets moins réflexifs, qui ne portent pas systématiquement sur la littérature. Mais la part d'invention doit être doublée d'une exigence d'elocutio  (l'élocution, la manière de formuler les idées, toujours selon les orateurs antiques). Le jour où on demandera un discours en alexandrin au bac, on aura redonné du lustre à cet exercice. Surtout, on aura permis à des élèves moins cultivés de s'entraîner à un exercice profitable et qui ne nécessite pas un si gros capital culturel que cela. 

     

    ***

    Le bac est au milieu du gué. On entend déjà des rumeurs de sa disparition, de sa dilution dans le contrôle continu. Sans aller jusque-là, je ne serais pas surpris si l'oral du brevet, portant à partir de 2016 sur les EPI (projets interdisciplinaires) faits pendant le collège, constitue le modèle de certaines épreuves du bac à venir : des portfolios, des ambitions encore revues à la baisse en terme de contenu, et l'accent mis sur l'aisance dans la communication.

    Soit le bac continue dans cette voie et disparaît, soit il fait un petit pas en arrière : plus de corpus, une dissertation plus précise, une invention plus inventive et résolument rhétorique. Dès lors, il pourra tout à fait concilier exigence intellectuelle, centre d'intérêts des élèves, beauté des textes, le tout dans des épreuves qui resteront faisables. 

    Depuis quelques jours, les débats ont repris pour savoir si le niveau du bac baisse. La ministre Najat Vallaud-Belkacem affirme qu'il est plus exigeant qu'autrefois. Dans un article de blog très relayé, Françoise Cahen accuse ceux qui croient à une baisse de niveau d'être aigris. 

    Dans le cas du bac de français, on l'a vu, l'aspect irréaliste de certaines exigences (notamment en dissertation) et l'inefficacité des outils mis en place pour les rendre accessibles est plus que compensé par la baisse généralisée des attendus réels lors des corrections : nombre d'idées se comptant sur quelques doigts d'une seule main, qualité d'écriture médiocre et fautive, superficialité du raisonnement, etc. 

    Il faut donc dans un double mouvement proposer des exercices faisables et exiger que ces exercices soient bien faits. C'est la seule solution pour ne pas nous retrouver, nous, défenseurs des études littéraires "à la française", "le bac dans l'eau". 

     


  • Commentaires

    1
    Samedi 18 Juin 2016 à 13:38
    Il faut pourtant bien s'interroger sur ce qui a bien pu rendre la dissertation "irréaliste" (et, par conséquent, ce qui a conduit les concepteurs des épreuves à ajouter l'exercice du corpus en 2002 pour faire illusion). Effectivement, une dissertation sur une œuvre au programme serait une adaptation à laquelle je souscrirais, mais qui ne dispenserait pas de s'interroger - de manière urgente et collective - sur la déshérence des pratiques de lecture, du primaire au secondaire, en analysant notamment l'échec de l'école à faire de TOUS les élèves des lecteurs efficaces et, dans le même temps, les modifications radicales des pratiques culturelles. Disons-le, malgré les optimistes du niveau qui monte : ce n'est pas tant l'épreuve littéraire du baccalauréat qui devient inaccessible, c'est le livre lui-même.
    2
    Dimanche 19 Juin 2016 à 11:02

    Bien sûr. Je suis bien d'accord.

    A la réserve près que je ne pense pas possible de faire de tous les élèves d'une génération donnée des "lecteurs littéraires". Il y a un poids de la culture familiale et sociale qu'on peut combattre, mais jamais complètement. Il faut plusieurs génération pour ce faire.

    En outre, je ne suis pas choqué qu'un nombre non négligeable d'élèves n'aiment pas lire des romans (parce que lire du théâtre, honnêtement, il faut être pervers : le théâtre, ça se voit). Tant qu'ils ont des pratiques culturelles pas trop indignes par ailleurs (autre chose que "Les Marseillais" ou "Les Ch'tis", ou le dernier youtubeurs tut naze). 

    3
    Dimanche 19 Juin 2016 à 23:51

    Distinguons "ne pas aimer" et "ne pas être capable" de lire un roman : l'un procède nécessairement de l'autre. Avant la question de lecteurs littéraires, celle de lecteurs efficaces, cruciale pour toutes les disciplines, pas seulement le français. Pour la première, une évolution sera bien sûr de longue haleine ; pour la seconde, l'urgence est radicale.

    Le plus inquiétant n'est pas qu'un nombre non négligeable n'aiment pas lire (en général), mais que la proportion de ceux qui aiment lire a chuté (cf l'enquête du ministère de la Culture).

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