• Petite critique syntaxique des Oralbums

    Petite critique syntaxique des Oralbums

    "Et là, le prince, il l'a embrassée, la princesse !"

     

    Savez-vous que circulent dans les écoles maternelles des Oralbums, c'est-à-dire des albums qui reprennent les histoires traditionnelles (Le Petit chaperon rouge, Pierre et le Loup...) en adaptant la manière de raconter à l'âge des élèves. Rien que de très normal, a priori. C'est le principe même de l'album de jeunesse, depuis au moins les Albums du Père Castor.

    Sauf qu'il s'agit de reformuler ces histoires en tenant compte du niveau syntaxique de l'auditoire. Chaque phrase est ainsi passée à la moulinette et réécrite à coups de présentatifs ("C'est...", "Il y a..."), d'élision du "ne" négatif, de détachement à gauche du thème de la proposition ("Le loup, il a mangé...").

    L'objectif est de faire travailler aux élèves la "syntaxe de l'oral", dont l'acquisition est censée permettre une meilleur expression orale (ce qui est souhaitable) et une acquisition ultérieure de la syntaxe "académique" (c'est comme cela que la désigne M. Boisseau, créateur des Oralbums).

    En voici une page, scannée par les bons soins de Spinoza 1670, blogueur et archiviste infatigable, pour le blog litteratureprimaire.eklablog.com.

     

    PS
    Ainsi, pour les élèves de petite section (PS), le maître lit :

    Voilà Pierre.

    Il habite avec sa grand-mère et son grand-père.

    Et il a trois amis : un petit oiseau, un canard et un chat.

    Étrangement, on trouve dans ce petit texte des tournures absentes du langage enfantin :

    - "Voilà" + nom.

    Aujourd’hui, cette tournure est utilisée uniquement par des adultes, pour indiquer à son interlocuteur que quelqu'un arrive. Ex : "Tiens, voilà Machin." Un enfant dirait plutôt, observant l'illustration de l'album : "Ça, c'est Pierre."

    - "Et" en début de phrase après une pause.

    Le "et" en début de proposition est très fréquent, mais dans des phrases à rallonge, comme quand il s'agit de raconter une suite d'événements. Ex : "Il a sorti son épée. Et il a tapé le monstre. Et le monstre, il est tombé..."

    - une liste explicitant un nom générique auquel elle est apposée.

    On attendrait que cette liste soit introduite par la reprise de "Il a". L'apposition suppose une grande maîtrise de la progression thématique.


    MS

    Voici maintenant le texte prévu pour les élèves de moyenne section :

    Voilà Pierre qui habite à la campagne avec ses grands-parents.

    Et il a trois amis, Pierre.

    Ses amis, c'est un moineau qu’il a soigné quand il était blessé.

    C'est aussi un canard.

    Et puis un chat qui fait souvent l'acrobate dans les arbres.

     

    On note encore de nombreuses étrangetés syntaxiques :

     

    "Voilà Pierre qui habite à la campagne avec ses grands-parents."

    - Toujours la tournure "Voilà" + nom, suivie cette fois par une proposition subordonnée relative.

    Le sens est très différent de ce qui est censé être dit dans la première phrase (Voilà Pierre, puis, après une pause, Pierre habite à la campagne...). On a fusionné les deux propositions grâce au pronom relatif qui, sans prendre en compte que l'expression ainsi obtenue indique l'énoncé d'une action contemporaine du moment de l'énonciation (Voilà Pierre qui est en train d'habiter à la campagne), expression qui ne veut rien dire.

     

    "Et il a trois amis, Pierre."

    - Le détachement à droite du nom "Pierre", précisant le pronom "il", sujet du verbe "avoir".

    Ce détachement est effectivement la règle dans le langage oral, à plus forte raison dans le langage enfantin. Mais pas quand le thème de la proposition (ce à propos de quoi on parle) est évident. Autant on peut détacher à droite le nom qui correspond au pronom COD ("Je les ai donnés à Simone, les gouttes."), mais pas celui qui explicite un pronom sujet ("il") qui n'est en aucun cas ambigu dans ce contexte, puisque Pierre est le sujet de la proposition précédente. 

    Telle quelle, l'insistance sur le nom "Pierre" semble exprimer le caractère inattendu de l'affirmation selon laquelle Pierre a trois amis, comme dans la phrase : "Il a perdu son titre, Usain Bolt. Je te jure !"

     

    "Ses amis, c'est un moineau qu’il a soigné quand il était blessé."

    - Une progression à thème linéaire.

    Le rhème (ce qu'on dit d'un thème) de la deuxième proposition (les trois "amis") devient le thème de la troisième. On aurait plutôt attendu une phrase qui explicite directement le terme "amis" : "Il a un moineau", ou tout du moins une expression maladroite qui reparte du pronom "il".

    - Deux propositions subordonnées emboîtées (la relative avec "que" et la conjonctive avec "quand").

     

    "C'est aussi un canard."

    - La correspondance entre le thème pluriel "amis" et le rhème singulier "moineau".

    Sans doute est-ce dû à la volonté de l'auteur de ne pas faire une phrase énumérative, forcément plus longue.

    Le problème est que la couper en trois partie rend la phrase incorrecte et potentiellement porteuse d'ambiguïtés. Je n'imagine pas que certains élèves ne tiquent pas en l'entendant : "Il en a trois ou un, des amis ?"

    - L'utilisation de l'adverbe "aussi" après le présentatif "c'est'.

    Il a fallu lever l'ambiguïté du présentatif "c'est", qui aurait pu ne pas renvoyer au terme générique "amis", qu'il s'agit d'expliciter depuis deux propositions.

    Il est ironique que le résultat soit éminemment "écrit". L'expression "c'est aussi" est exclusivement employée dans des énoncés complexes consistant à passer en revue un à un les éléments d'un sujet de discussion. Ex : "La féodalité, c'est une hiérarchie sociale, mais c'est aussi un système de valeurs."

     

    "Et puis un chat qui fait souvent l'acrobate dans les arbres."

    - Une phrase nominale introduite par l'expression familière "et puis", mais qui achève une longue succession de trois propositions enchaînées.



    Inutile de continuer plus loin. On le voit, dans cette page d'Oralbum, l'auteur a voulu mettre en œuvre son cahier des charges : des présentatifs, la répétition des noms sujets par un pronom, de la parataxe (succession de propositions sans conjonctions ni adverbes pour les relier entre elles) en PS, à quoi s'ajoutent en MS une complexification syntaxique et l'usage des connecteurs logiques.

    Seulement, ce canevas sommaire aboutit à un résultat hybride, souvent incohérent, mélange baroque de tournures familières et d'expressions très soutenues. Il est douteux qu'une telle fatrasie aide les élèves à structurer une quelconque syntaxe que ce soit, ni la syntaxe orale, régulièrement chamboulée, ni la syntaxe écrite.

    Le but était pourtant de faire transmettre cette syntaxe orale. Les principes de rédaction des Oralbums étaient constitués à partir de relevés statistiques des caractéristiques de la syntaxe enfantine. Mais l'analyse statistique semble ne pas fournir de bases solides pour une synthèse ultérieure, si l'on considère les résultats obtenus.

     

    Quelles sont les raisons de cet échec ?

    1 – L'ambiguïté référentielle.

    Il s'agit pour les élèves confrontés aux Oralbums de commenter un illustration. Mais il s'agit aussi de raconter une suite d'événements. Or, les deux sont difficilement compatibles. Comme l'a montré abcdefgh sur son blog, la syntaxe écrite suppose la construction progressive d'un univers mental qui devient la véritable référence. Jongler entre le récit et la description d'une illustration suppose une grande habileté.

    2 – L'absence de situation dialogique.

    Comme la montré abcdefgh, encore elle, les phénomènes de reprise pronominale et de détachement se justifient à l'oral par la nécessité de lever des ambiguïtés dues à la situation de dialogue.

    Or, le récit de l'Oralbums, qui est aussi une description d'image, gomme systématiquement le dialogue qui justifierait sa syntaxe.

    Il aurait été plus logique d'écrire à l'avance les interactions des élèves et du maître.

    Ex : "Vous voyez ce petit garçon ? Eh bien, c'est Pierre. Il habite avec qui, ce petite garçon ? Il habite avec sa grand-mère et son grand-père. Mais il a aussi des amis. C'est qui, ces amis ? Un petit oiseau, un canard, et puis un chat."

    Ce serait plus logique, donc, mais aussi inutile, puisqu'il est impossible de régler une conversation à l'avance, surtout avec de jeunes élèves.

    3 – La perméabilité entre syntaxes écrite et orale, familière et soutenue.

    On l'a vu, l'utilisation systématique des composantes syntaxiques du langage oral de l'enfant aboutit souvent à des expressions orales de l'adulte ou bien à des propositions sophistiquées, caractéristiques de la syntaxe écrite. Cette perméabilité déclenche en retour une série d'ajustements successifs ( la séquence découpage de la proposition / usage de connecteurs est typique) qui créent de véritables chimères syntaxiques et énonciatives.

    ***

    Si cet échantillon est représentatif de l'ensemble des Oralbums, il faut donc conclure que la tentative d'adaptation d'un contenu narratif à la syntaxe enfantine se heurte à une série d'obstacles qui découle du caractère contradictoire de ce projet.

    Si l'on veut travailler la syntaxe, il convient donc de séparer les registres, les genres, les objectifs. Peuvent ainsi se succéder, dans l'ordre qu'on veut, la lecture d'un récit respectant les canons syntaxiques du conte (pourquoi pas, soyons fous, le conte original !), une série de reformulations orales résumant son contenu, et une série de remarques sur l'illustration accompagnant le récit. Je renvoie aux remarques éclairantes de Catherine Huby sur son blog.

    Bref, les Oralbums, c'est le mariage de la carpe et du lapin, un artefact pédagogique assez mal fichu et très laid, un outil dont on ne comprend pas qu'on nous dise qu'il obtient des résultats auprès des élèves, même en difficulté. Je ne parle même pas des principes qui justifient théoriquement l'existence d'un tel outil : le caractère inachevé et tarabiscoté de leur application me convainc suffisamment soit de leur fausseté, soit de leur insuffisance. 


  • Commentaires

    1
    Lundi 24 Février 2014 à 18:33

    Merci ! Je m'en vais diffuser de ce pas !

    2
    Lundi 24 Février 2014 à 19:06

    Bravo, excellente analyse!

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    3
    Mardi 25 Février 2014 à 16:17

    Je t'ajoute également dans mes liens, et te donne mon point de vue de moi :

    http://abcdefgh.eklablog.com/y-a-la-maitresse-elle-lisait-un-oralbum-a106667212

    4
    Vendredi 28 Février 2014 à 07:57

    Excellent article ...

    Mais qui a rajouté une grand mère dans cette histoire de Pierre et le loup ?

    5
    Vendredi 28 Février 2014 à 19:18

    Ah, voilà ! Sapotille pense comme moi : quel besoin de rajouter une grand-mère dans l'histoire de Pierre et le Loup ?

    C'est pour l'ABCD de l'Égalité ? Le fait qu'il n'y ait qu'un homme pour s'occuper de ce petit garçon, ça choque les âmes sensibles ?

    Et à la fin, quand ils défilent, un compositeur a rajouté un instrument pour la grand-mère ? Lequel ? Une vielle... ?

    6
    Vendredi 28 Février 2014 à 19:23

    une vieille vielle !

    7
    Vendredi 28 Février 2014 à 19:26

    Voueï, comme on dit par chez nous... [trad. : Oui]

    8
    Vendredi 28 Février 2014 à 20:09

    C'est détestable, ces gens qui vous abîment vos souvenirs d'enfance ...


    Il y a des textes "sacrés" auxquels personne n'a le droit de toucher ...


    Et les transmettre ainsi tout dénaturés aux générations futures est scandaleux !

    9
    Vendredi 28 Février 2014 à 21:30

     Mais pourquoi donc devrions-nous avoir un langage oral aussi médiocre ? J'ai lu ailleurs, par un défenseur de ces méthodes, que même les personnes adultes au langage le plus châtié parlaient ainsi. Mais enfin ! C'est totalement faux ! Même en argot, on ne parle pas obligatoirement de cette manière.

     Je ne me souviens même pas avoir lu de telles tournures de phrases chez Céline. Le seul modèle artistique oral qui me vient à l'esprit est : " C'est ma mère ... Elle est morte ! " Mais il y a là un but précis que montrent bien les points de suspension.

    10
    Vendredi 28 Février 2014 à 21:40

     Ecrire le langage oral populaire est un exercice difficile et hormis justement Céline qui y a excellé, tous ceux qui ont voulu tenter cette prouesse littéraire s'y sont cassé les dents et ont produit des œuvres qui ne sont pas passées à la postérité.

     Avec le développement des publications numériques, j'ai eu l'occasion de lire sur Kindle quelques romans qui sont dans leur bibliothèque de prêt gratuit pour les membres dits " Premium ". Parmi eux, certains s'essaient à cette forme d'écriture et le rendu est toujours misérable quelle que soit la qualité de l'intrigue.

    11
    Samedi 1er Mars 2014 à 14:40

    Bonjour !

    Je t'ai citée sur mon article des oralbums http://pepourlavie.eklablog.com/les-oralbums-au-secours-a106652596

    12
    Dimanche 2 Mars 2014 à 09:31
    Merci beaucoup !
    13
    Dimanche 18 Octobre 2015 à 17:13

    On aurait pu écrire, et ça aurait été mieux, je trouve, un truc du genre :

     

    Un beau matin, Pierre ouvrir la porte du jardin et s'en alla dans les grands prés verts. Sur la plus haute branche d'un grand arbre, était perché un petit oiseau, ami de Pierre. "Tout est calme ici", gazouillait-il gaiement. Un canard arriva bientôt en se dandinant, tout heureux que Pierre n'ait pas fermé la porte du jardin.

     

    Imaginez maintenant que Gérard Philipe l'ait lu... oh, que ça aurait été beau ! :-)

    14
    Dimanche 18 Octobre 2015 à 19:26

    Ben voilà. Et il n'y a pas un gamin qui est perdu face à un texte comme ça, avec l'appui du prof, s'il faut. Et à force, les gamins apprennent à raconter comme dans les livres.

    15
    Dimanche 18 Octobre 2015 à 20:59

    Cet après-midi, j'ai écouté la conférence d'un monsieur Péroz Pierre qui n'a pas parlé une seconde des Oralbums. En revanche, il a dit que les difficultés des collégiens à conjuguer au passé avaient pris naissance en maternelle quand leurs instits avaient négligé l'apprentissage du langage d'évocation qui ne naît que de la fréquentation des contes racontés et lus.N

    Le lien vers la conférence de ce monsieur, c'est :
    http://www.cndp.fr/crdp-reims/ressources/conferences/peroz/peroz.htm

    16
    Dimanche 18 Octobre 2015 à 22:37

    Argh, j'ai écrit "ouvrir" pour "ouvrit" ! Et on ne peut pas modifier !

    17
    Deedeea
    Lundi 19 Octobre 2015 à 12:22

    Je sais maintenant d'où notre Président de la République tire la syntaxe de ses discours.

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