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    Il y a peu, j'essayais de clarifier et de rendre efficace l'utilisation de verbes de consigne standardisés en rédaction. Puis j'ai évoqué l'usage que je fais avec mes 6e d'un tableau d'évaluation inspiré du système des "ceintures" de la pédagogie institutionnelle. 

    Ce tableau, je l'ai conçu en début d'année et utilisé depuis avec tous mes 6e (et j'en ai un paquet cette année). Il est temps, en ce début d'année, de l'améliorer, au regard des réactions des élèves.

    Mais cette révision est aussi le

    résultat de ma prise de conscience de certaines autres exigences de cet exercice,  et d'une meilleure compréhension de ce qu'on peut demander à un élève à ce niveau, d'à la fois possible, exigeant et motivant. 

    Je vous en fais donc part. J'espère que c'en est la version définitive (mais Que sera, sera...)

     

      LE PLAN LES PHRASES LA LANGUE LE CONTENU
    Divin poète Une même idée est développée en plusieurs paragraphes.

    - Je joue avec l’ordre des mots et le rythme de la phrase.

    - J'utilise correctement les virgules.

    Je ne fais plus de grosses fautes de grammaire. Je fais des comparaisons, des métaphores, des énumérations...
    Brillant orateur Chaque idée a son propre paragraphe.

    - J’utilise les pronoms "qui, que, quoi, dont, où" et les prépositions adéquates.

    - Je m'exclame (!) et je m'interroge (?) quand je raconte.

    - Mes noms, verbes et adjectifs qualificatifs sont précis.

    - Je n'utilise pas "avec".

    - Mon texte provoque une émotion ou un sentiment général chez le lecteur.

    - J’explique pensées et émotions des personnages.

    Romancier à succès Mon texte est composé de paragraphes courts.

    - J'évite les répétitions avec "celui-ci, celles-ci, la sienne, les siens, les leurs, etc."

    - Je fusionne deux phrases en ne répétant pas le sujet du verbe.

    - Je choisis le bon temps des verbes, sans trop les mélanger.

    - Je ne dis pas "il y a".

    - Tout ce dont je parle est utile à la suite du récit.

    - J'utilise des détails descriptifs.

    Journaliste rigoureux Mon texte est composé de longs paragraphes.

    - J'utilise "et, mais, alors, soudain, puis" quand il le faut.

    - J'évite les répétitions avec "il/elle, ils/elles, le/la, les, lui, leur, en, y".

    - Je fais souvent attention aux accords et à la conjugaison. 

    - Je réfléchis systématiquement à l’orthographe des mots.

    - J'explique et je justifie les événements de l'histoire. 

    - Je ponctue correctement le dialogue.

    Écolier appliqué Mon texte est ordonné mais d’un seul tenant.

    - Mes phrases ont un sujet et un verbe. 

    - Je mets des points finaux à chaque phrase.

    Je segmente correctement mes mots. J’utilise le dialogue uniquement quand il le faut.

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    Primaire : contre des programmes d’Histoire allégés

      

    Les programmes actuels d’histoire au collège et au lycée sont presque unanimement critiqués pour leur lourdeur. Il en va de même au primaire, où les programmes de 2008 sont peu appliqués : la liste des connaissances historiques paraît souvent interminable, et le temps nécessaire pour les enseigner exorbitant.

    Or, si l’on peut tout à fait critiquer le caractère excessivement national et événementiel de cette liste (les programmes de 2002 sont meilleurs sur ce point), il faut dire avec fermeté, et contre l’avis majoritaire, qu’il ne faut pas que les programmes d’Histoire de l’école primaire soient trop légers.

    Si l’on optait pour un curriculum de connaissances plus restreint, laissant le champ libre aux enseignants ou aux équipes pédagogiques pour choisir quelques connaissances seulement, à traiter de manière approfondie dans de longues séquences ou des "projets" au long court, on rendrait plus difficile de les enseigner de manière pérenne.

    Si l’on choisissait de privilégier les apprentissages de méthode (l’analyse des documents, le récit historique explicatif) au détriment de la quantité de connaissances, on obtiendrait l’effet inverse de ce qu’on en attendrait : l’absence de méthode suivrait de près l’absence de connaissances.

    En effet, la méthode et la conscience historiques ne peuvent se construire sans une quantité suffisante de connaissances.

     

    Les connaissances : des points de repère pour se situer dans la chronologie

    Il faut que l’élève connaisse beaucoup de choses pour pouvoir structurer la conscience qu’il a de la chronologie. En chronologie absolue, il suffit de connaître un événement (ou bien une période, une invention, une civilisation, une découverte...) et sa date pour pouvoir le situer dans le temps. Mais cette démarche est stérile si elle est utilisée seule. La chronologie par les dates est arbitraire. Pourquoi cet événement a-t-il lieu à cette date et pas à une autre ? Pourquoi Gengis Khan avant Soliman le Magnifique, et non après ? L’élève ne réclame rien à l’événement lui-même pour le situer.

    En chronologie relative, il faut pouvoir analyser l’événement en question et en tirer des indices qui permettent de montrer qu’il est antérieur ou postérieur à d’autres événements. Soliman avait des canons, pas Gengis Khan. La chronologie relative exige de penser historiquement ; la chronologie absolue ne demande qu’à apprendre par cœur des dates et à savoir quel nombre est supérieur ou inférieur à un autre. Cette dernière n’est utile que si elle prépare des exercices de chronologie relative, par le stockage de quelques repères marquants, ajoutés chaque année petit à petit, et en très petit nombre. Surtout, elle recueille et synthétise par le passage au symbolisme numérique (les dates chiffrées) les réflexions préalablement menées autour de la chronologie relative : les dates doivent être le pense-bête de la pensée chronologique, et non ses outils principaux.

    Chaque événement doit être pris dans un faisceau de signes concrets, une association d’objets contemporains : Louis XVI portait culottes, bas, poudre et perruques à coques, s’adonnait à la serrurerie, se déplaçait en carrosse et à cheval, se faisait faire le portrait par des peintres, etc. Autant d’éléments qui permettent de le situer par rapport à des personnages ou à des événements prenant place à des époques sans serrures, sans culottes, sans perruques, ou bien à des époques connaissant les automobiles, la photographie et le pantalon.

    Le concept de Zusammenhang (parfois traduit par "connexion") a pu être critiqué à l’époque des Annales par l’idée d’une pluralité de temporalités juxtaposées, il reste fondamental à l’école primaire : les connaissances historiques doivent être constituées en une succession d’associations de faits, de personnes et d’événements. Le récit ne peut donc pas se passer du "tableau" (qu'on distingue habituellement du "récit"), qui doit occuper une place privilégiée au début du cursus historique. C’est à cette condition que peut être menée une structuration progressive, intuitive et pérenne de la chronologie.

    Et pour ce faire, il faut avoir à sa disposition une grande quantité de connaissances. Si l’on se contente d’un nombre trop faible de connaissances historiques distantes dans le temps, on ne donnera pas suffisamment de matière à la réflexion chronologique. Qu'on pense au type de réflexion qui agite les joueurs du jeu "Timeline", consistant à classer des cartes évoquant des événements historiques, dans l'ordre et sans connaître leur date.

    On l’a vu, l’exercice de cette réflexion ne peut se mener à part, de manière décrochée. C’est à l’occasion de l’acquisition de chaque connaissance historique que l’on peut s’exercer à la classer par rapport à celles qui précèdent (ce qui permet d’ailleurs de se les remémorer et de les faire rentrer à nouveau dans une démarche analytique). Cet exercice peut se faire de manière explicite et appuyée, ou au détour d’une conversation : il n’y a pas lieu d’en faire une étape obligée et formalisée à l’excès, puisque les occasions de s’exercer sont très nombreuses.

    Qu’on ne dise pas que ces exercices de situation rendent inutile une progression chronologique : les jeunes élèves ont besoin d’être aidés par un cadre structurant qui facilite la recherche d’indices de classement. Dans une progression chronologique, il suffit de comparer l’objet historique étudié dans la leçon du jour avec la leçon précédente : ce jeu des points communs et des différences sera d’autant plus facile. Simplement, quand on enseigne beaucoup de points historiques, et donc qu’on exerce fréquemment les élèves à les situer les uns par rapport aux autres, on ne craint plus de faire une leçon décrochée, à l’occasion d’un événement de la vie de classe ou de l’actualité : le pli du classement chronologique est déjà pris.

    Les "trous" inévitables dans tout cursus d'Histoire, même très riche en connaissances (on ne peut parler de tout, à quelque niveau que ce soit), ne mettent pas en péril la structuration de la réflexion chronologique, comme le pensent parfois les tenants du tout-chronologique. Ils sont autant d'invitation à compléter les connaissances déjà acquises, des énigmes qu'on a hâte de résoudre. Quel amateur d'Histoire n'a pas eu le plaisir de découvrir une civilisation ou un événement qu'il ne connaissait pas entre deux périodes qui n'avaient plus rien à lui cacher ?


    Les connaissances : des points de comparaison pour élaborer des concepts

    Les programmes d’histoire du secondaire sont friands de concepts : Révolution, empire, nationalisme, monarchie, etc.

    Or, les concepts historiques ne peuvent être acquis et constitués sans un travail de comparaison. Antoine Prost dit d’eux qu’ils sont obtenus par "une série de généralisations successives", à partir d’un matériau qui fait l’objet d’une réflexion analogique. Ce statut empirique du concept historique empêche de l’enseigner par déduction. Il faut plusieurs connaissances historiques connexes pour pouvoir conceptualiser.

    Le primaire est donc le moment où l’on doit engranger une grande quantité de connaissances concrètes, et ne doit pas être encombré par des concepts trop envahissants. La conceptualisation n’est pas le but du cours d’histoire en primaire.

    Mais il faut que ce cours donne les conditions de possibilité d’une conceptualisation ultérieure. Si l’on veut que les élèves du secondaire puisse savoir ce qu’est une révolution, il faut qu’ils aient connaissance de la révolution française, mais aussi qu'ils ait eu vent des révolutions américaines et russes, au minimum. Cela ne dispensera pas de rappeler ces points de comparaison lors du cours sur la révolution française, ni de refaire encore une fois cette comparaison en parlant cette fois des États-Unis et de la Russie. Mais un premier survol est indispensable si l’on veut que l’élève ne soit pas livré à lui-même, c’est-à-dire à ses représentations spontanées, non éclairées par la connaissance scientifique.

    Pour autant, il n’est pas souhaitable d’évacuer toute réflexion conceptuelle de l’école primaire. On pourra parler d’empire, de monarchie, de révolution, sans tenter de les définir explicitement, de manière informelle. Mais c’est justement cette réflexion informelle, faite de comparaisons incessantes et foisonnantes, qui peut mener, à terme, à l’acquisition de concepts adéquats. À vrai dire, si l’on admet que les concepts historiques sont empiriques, il faut reconnaître que cette réflexion analogique est déjà une réflexion conceptualisante ou pré-conceptuelle.

     

    Les connaissances : des points d'ancrage pour la mémorisation

    La comparaison ne peut donc s'exercer que sur un nombre suffisant de périodes historiques. Mais cette comparaison et cette réflexion pré-conceptuelle sont aussi des moyens de garder en mémoire les objets historiques étudiés.

    En effet, la mémoire fonctionne comme un réseau. Plus les informations sont reliées entre elles, plus on les retient. Or, pour former un réseau d'informations, il faut un nombre suffisant d'informations connexes.

    Sont plus mémorables les groupes d'objets historiques contemporains exposés, racontés et montrés ensemble. Les illustrations foisonnantes des affiches murales (type Rossignol) d'avant-guerre et de certains manuels d'histoire des années 50 et en sont de bons exemples, qui amalgamaient des événements, des décors, des costumes, des coutumes dans une même image synthétique.

    Ces "groupes" doivent être exposés de manière brève. Si l'on étale trop l'étude des objets historiques contemporains les uns des autres, on court le risque de perdre cette évidence immédiate de leur simultanéité, la sensation d'un lien organique qui permet leur remémoration globale à partir de la vision d'un élément isolé. On préférera donc une succession de courtes leçons, et non de longues séquences pédagogiques.

    Nécessairement, ces leçons n'auront pas pour but d'approfondir à l'excès les connaissances. En la matière, et à ce niveau, "l'extension" (en terme de logique) des connaissances prime sur leur "compréhension". Une seule séquence de plusieurs semaines sur les hommes préhistoriques en cycle 3 risque d'exposer un grand nombre de connaissances qui seront oubliées par la suite, puisque la réflexion analogique y est forcément peu présente, faute de points de comparaison suffisamment nombreux. Le sentiment du Zusammenhang, effet recherché avant tout à l'école primaire, sera moins fort que lors d'une leçon courte, faite d'un récit vivant, de l'observation active d'une illustration frappante et, pour les grandes classes, de l'examen attentif d'un document d'époque.

    Sont également mémorables des séries d'objets historiques de même type et d'époques ou d'aires géographiques différentes : les costumes masculins ou féminins, l'évolution de l'armement, le perfectionnement des outils agricoles, par exemple. Les frises de costumes et d'outil sont ainsi des outils indispensables. Mais ils sont en vérité la partie émergée d'un iceberg pédagogique, celui des exercices de comparaison entre toutes les leçons successives. La forme du manuel, rassemblant une soixantaine de leçons selon la même présentation, permet de pratiquer ces exercices de manière permanente, presque à chaque leçon si on le veut.

    Mais tout cela ne peut se faire que si ces connaissances sont avant tout concrètes, c'est-à-dire susceptibles d'être représentées par une image ou bien racontées par un récit. On le sait, les techniques de mémorisation reposent sur l'usage de l'image et de l'association d'idées, qui réclament un support concret, immédiatement accessible à la compréhension et à l'imagination.



    ***



    Il faut donc défendre l'idée de programmes non pas "lourds", mais riches et variés, qui seuls permettent de donner lieu à la structuration chronologique, à la réflexion conceptuelle et à une mémorisation durable.

    L'argument principal contre les programmes de 2008, à savoir leur infaisabilité, ne doit pas cacher l'immense profit qu'on peut retirer d'une étude fréquente et toujours renouvelée de l'Histoire.

    Surtout, il existait autrefois des outils qui permettaient cette fréquentation des savoirs historiques de manière relativement aisée : des manuels conçus comme une suite de courtes leçons mises en pages et organisées selon un plan unique, des illustrations synthétiques et frappantes, des récits vivants et concrets, des frises diachroniques.

    On peut ajouter à cela des méthodes qui permettent de faire fructifier la somme de connaissances abordées, en rendant leur acquisition efficace : le raisonnement analogique et l'exercice de la chronologie relative.

    Bref, il faut relativiser l'opinion commune qui veut qu'en matière de connaissance less is the best. À l'école primaire, les programmes d'histoires doivent savoir être roboratifs et copieux. À moins qu'on estime que le light est le meilleur moyen d'ouvrir l'appétit d'un enfant...


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    Sauver les notes

    (au prix de leur modification)

     

    Sauver les notes (au prix de leur modification)

    Si tu continues, je te mets "non acquis" !!!

     

    Ces temps-ci, les notes sont parfois présentées comme un des obstacles majeurs qui empêchent les apprentissages. C'est évidemment grandement exagéré, et c'est surtout mettre sous le boisseau des causes bien plus importantes, comme le contenu des programmes, notamment ceux de l'école primaire.

    Pour autant, il est un argument des ''anti-notes'' qu'on ne peut pas balayer d'un revers de manche. La note serait condamnable en ce qu'elle est liée très étroitement à la notion de moyenne. Or, la moyenne, notamment la moyenne dite ''générale'', a pour défaut de gommer les écarts entre les différents items évalués et de faciliter la compensation d'une matière par une autre.

    Une bonne note en langue permet de ''faire passer'' une mauvaise note en mathématiques. Les conseils de classe de seconde regorgent d'anecdotes où l'on prétexte, par exemple, de bonnes notes en langues pour autoriser le passage en Première L, malgré un niveau de français problématique.

    Ainsi, les anti-notes se font les garants de la non-compensation des matières et ont beau jeu de se présenter comme les garants de l'exigence, bien davantage que les pro-notes, qui défendent pourtant les notes au nom de l'exigence même.

    Il me semble que cet argument est difficilement critiquable. Même ceux qui défendent les notes ne se font pas un point d'honneur de défendre avec elles la moyenne générale. D'ailleurs, il y a de plus en plus d'établissement du secondaire où celle-ci n'est plus mentionnée dans les bulletins. La visualisation d'un graphique rappelant les moyennes par matière, la fameuse ''araignée'', l'a avantageusement remplacée pendant les conseils de classe.

     

    Le règne des moyennes

     

    Mais il faut pousser la réflexion plus loin. Les anti-notes attaquent non seulement les moyennes par matière, mais aussi le principe même de la note chiffrée.

    En effet, la moyenne par matière mélange elle-aussi des choses très différentes. En français : des rédactions, des dictées, des contrôles de leçons, récitations et questions de compréhension... Cet inventaire à la Prévert aboutit cependant à une note, censée synthétiser toutes les performances de l'élève dans ces domaines connexes, et pourtant incomparables.

    Il faut dire que la note chiffrée, contrairement aux autres types de notes (couleurs, smileys, lettres), se prête irrésistiblement à la synthèse numérique. On n'imagine pas une moyenne colorée, exploitant les différentes nuances du vert, du jaune et du rouge, ni des smileys plus ou moins souriants, soucieux ou en colère.

    Le fonctionnement est le même pour les notes données à des devoirs complexes, comme les rédactions, les problèmes de mathématiques, les devoirs de réflexion d'histoire ou de français au lycée. La note sur vingt prétend représenter de manière synthétique la performance de l'élève, alors que celle-ci est composée d'un ensemble d'opérations distinctes, dans lesquelles chaque élève est plus ou moins à l'aise.

    Toute note à un devoir complexe (c'est-à-dire composé de plusieurs opérations intellectuelles distinctes) est donc une ''note-moyenne''. Il s'agit de remplacer le jugement forcément complexe que l'on doit émettre sur un tel devoir par un signe unique et simple, qui résume le tout en un instant.

    Or, il n'est pas possible que la note, qu'elle soit chiffrée ou non, soit d'une quelconque utilité pour juger ce genre de travaux.

    À travail complexe, jugement complexe. La note a toute sa place quand il s'agit d'évaluer des travaux simples. Il faut vérifier un certain nombre de connaissances : notons le nombre de connaissances retenues sur le nombre de connaissances à retenir. Il faut noter une dictée : relevons le nombre de fautes. Mais qu'on ne prétende pas résumer en un ou deux chiffres l'ensemble des opérations intellectuelles et techniques composant un travail complexe.

    De toutes manières, dans les deux cas, moyenne ou ''note-moyenne'', l'élève lisant sa copie et le parent d'élève prenant connaissance du bulletin trimestriel voient d'abord la note, et ensuite seulement l'appréciation qui la commente. Mais au lieu de jouer un rôle évaluatif, cette dernière est devenue la servante de la note : il s'agit d'analyser ce qui a été donné de manière synthétique dans la note. Cette position secondaire contribue à diminuer son importance aux yeux de l'élève.Les partisans des notes prennent eux-mêmes acte de cette position ancillaire de l'appréciation quand ils disent que l'appréciation sert à expliquer et à justifier la note. Ce faisant, ils légitiment une opération assez étrange consistant à faire une synthèse qu'il faut ensuite analyser. Pourquoi ne pas se contenter dès le départ de la seule analyse, ce qui donnerait à l'appréciation un vrai poids ? Ce serait à l'élève lui-même de rechercher la valeur globale de son devoir en lisant l'appréciation. Elle deviendrait alors le lieu crucial de l'évaluation.

     

    Les inconvénients de la précision

     

    Mais c'est surtout la précision illusoire de la note qui empêche à l'appréciation de jouer un vrai rôle dans la réception de l'évaluation par les élèves.

    En effet, les notes sur 20 ont pour défaut d'être trop précises, surtout quand on y ajoute l'utilisation des demi ou des quarts de points. Plus les notes chiffrées sont précises, plus il y a de chance qu'une note ne soit attribuée qu'à un seul élève. Celle-ci est donc vécue comme la notation d'une performance individuelle. Si plusieurs élèves ont une note identique, ils se vivent comme un groupe d'individus ayant produit une performance de valeur identique. Avec les notes sur 20, note identique signifie niveau identique.

    Les élèves ont aussi tendance à donner à la note, dont on a vu qu'elle n'était qu'une moyenne, la capacité de représenter la performance dans sa globalité. Si la note est si précise, si elle distingue à un vingtième ou à un quarantième près la performance de l'un de celle de l'autre, c'est qu'elle est son meilleur représentant : le statut de l'appréciation ne peut qu'en pâtir.

    Au contraire, plus la note est imprécise, plus elle sera attribuée à un nombre important d'élève. Des groupes notés A, B, C, D ou E, comme on a tenté de le faire en France à partir de 1969, sont composés d'élèves dont les performances sont beaucoup plus variées. Par exemple, des devoirs notés A regroupent des performances qu'on pourrait intuitivement juger ''bonnes'', ''très bonnes'', ''excellentes'', voire ''parfaites''.

    La note ne se présente donc plus comme le signe d'un niveau individuel. Le groupe formé par ceux qui ont la même note ne rassemble plus des élèves aux performances identiques : les élèves qui ont C sont seulement ceux qui n'ont pas réussi à obtenir un B, mais ont pu obtenir mieux que D. Dans cette fourchette, une grande variété de profils et de niveaux est possible.

    Les tenants de la note sur 20 argueront que ce manque de précision ne permet pas aux élèves de savoir exactement où ils en sont. Pour aller dans leur sens, il faudrait prouver qu'un élève ayant 11 sait ce qu'il faut faire pour avoir douze et que la perspective de progresser d'un vingtième de la note maximum suffit à lui faire faire ces efforts.

     

    Les notes-paliers

     

    Surtout, il est plus rare qu'une note sur 5 soit une ''note-moyenne'' qu'une note sur vingt. Si l'on se force à ne pas dépasser un trop grand nombre de points possibles, par exemple en notant sur 5, il faut nécessairement que la note représente autre chose que la somme des opérations nécessaires à la réalisation du travail demandé. Avec une note sur 3, 4 ou 5, on ne prétend plus représenter la performance de l'élève, comme il le pense d'habitude, d'autant plus qu'il n'est plus le seul à avoir cette note dans la classe, mais appartient à un groupe important d'élèves notés de manière identique.

    La seule solution pour noter sur 5 un devoir complexe est alors de ne faire atteindre la note supérieure que si plusieurs conditions sont atteintes simultanément. Chaque note est un palier à atteindre grâce à la somme de plusieurs éléments, mais sans compensation possible entre chacun de ces éléments. Chaque élève passe au niveau supérieur s'il remplit plusieurs conditions. Tant que l'une d'elles n'est pas remplie, il reste au niveau inférieur. Contrairement à la note sur 20, où les opérations distinctes nécessaires à la réalisation d'un travail sont elles-mêmes notées sur un certain nombre de points (2 points pour l'orthographe, 4 pour le plan, etc.), ici, celles-ci sont réalisées, ou ne le sont pas.

    On aura peut-être reconnu le principe des ''ceintures'', emprunté aux arts martiaux par Fernand Oury et la pédagogie institutionnelle, héritière de celle de Célestin Freinet. Les ''notes'' y sont des ''ceintures'' colorées. On peut tout aussi bien s'en tenir aux couleurs, à des ''titres'' en rapport avec l'exercice, un peu comme dans les forums de discussion en ligne qui distinguent grâce à des titres ronflants ceux qui ont posté le plus de messages. Pour ma part, en rédaction, je distingue plaisamment ''écoliers appliqués'', « journalistes rigoureux'', ''romanciers à succès'', ''brillants orateurs'' et ''divins poètes''. On peut tout simplement utiliser des notes chiffrées. Après tout, ceintures, couleurs ou titres sont tous des ''notes'' : ils ''notent'' une performance, c'est-à-dire la résument à l'aide d'un signe unique et simple.

    Le principe des ''ceintures'' est bon car il permet de déplacer l'attention de l'évalué de la ''note'' aux raisons de son obtention ou de sa non obtention. Appréciations et notes sont organiquement mêlées, et non juxtaposées comme dans les systèmes d'évaluation habituels.

    Il a aussi l'avantage d'orienter l'élève vers le progrès. L'idée d'étapes, de paliers à franchir, voire de trophées à collectionner, est explicitement figurée dans le tableau d'évaluation. Rien de magique pour autant : un élève n'ayant pas la volonté de progresser ne le fera pas plus qu'avec des notes sur 20. Mais si cette volonté se manifeste, une voie toute tracée s'ouvre devant lui, marquant de balises visibles le trajet à accomplir.

    En outre, l'élève n'est pas seul dans ce cursus honorum : chaque ''note'' rassemble plusieurs élèves, qui ne sont pas à ce niveau par les hasards d'un calcul de moyenne, mais arrêtés par un obstacle de niveau comparable, quelle que soit l'aisance variable dont ils font montre par ailleurs.

    Dans mes classes, des élèves pleins d'imagination mais pour l'instant brouillons et peu soigneux sont au même niveau que des élèves moins cultivés, mais attentifs à se corriger et à tirer parti des conseils qui leur sont donnés. Leçon d'humilité, leçon de patience et de courage : ce mode d'évaluation me semble plus pédagogique que celui qui permet aux élèves de comparer leur note pour voir qui a le mieux réussi ou qui a le plus échoué.

     

    Communiquer sans les moyennes

     

    Bref, il n'y a pas lieu d'abandonner les notes dans la pratique quotidienne de l'évaluation. Chiffrées ou colorées, finalement, le résultat est le même. Elles sont tout à fait à leur place quand il s'agit de noter des exercices simples, mais aussi les différentes opérations à l’œuvre dans un exercice complexe (on peut imaginer mettre plusieurs notes à une rédaction ou à une dissertation, par exemple). Pour noter de manière globale ces mêmes exercices complexes, il me semble qu'il faut diminuer le nombre de points de la note et passer d'une note-moyenne à une note-palier.

    La note sur 20 n'est pas non plus à exclure. Elle a sa place quand il s'agit de distinguer finement les élèves entre eux, en situation d'examen ou de concours, et donc, pendant l'année, dans les classes qui y préparent.

    En revanche, il me semblerait utile d'abandonner la moyenne générale ainsi que les moyennes par matière, dans le cadre de la communication avec la famille ou avec l'institution. Non pas pour les remplacer par de complexes tableaux de cases à cocher : ceux-ci ne parviennent pasà réduire la complexité inévitable que constitue le tableau global des performances d'un élève au cours d'une période. Si l'on veut synthétiser toutes ces performances et les communiquer, la note chiffrée est l'outil le plus efficace et le moins lourd à manier. Tout autre moyen ne peut que juxtaposer des notes qui n'ont pas forcément de rapport entre elles, qu'en faire la liste.

    On voit ainsi apparaître des bulletins par compétence faire la somme des exercices qui ont permis de juger une compétence acquise, non acquise ou en cours d'acquisition. Bien malin qui pourra décider du véritable niveau d'un élève sans connaître les exercices en question, et en se fiant à des intitulés elliptiques comme ''Lire'', ''Écrire'', etc.

    La solution réside peut-être dans l'abandon de la prétention à faire la synthèse de toutes les performances d'une période. Au lieu de prétendre donner une image unique et simple de l'ensemble de ce qui est acquis ou pas encore acquis par l'élève, il faut choisir un nombre réduit d'items, à définir sur les bulletins.

    Dans le cas du français, cela pourrait donner, en 6:

    - ''Écrire un récit court de manière lisible'',

    - ''Faire une réponse courte à une question de compréhension'',

    - ''Faire l'analyse grammaticale d'une phrase simple''.

    À charge pour le professeur de dire si ''oui'' ou ''non'' ces savoir-faire sont acquis, s'ils le sont ''toujours'', ''souvent'', ''parfois'', ''rarement'' ou ''jamais''. Évidemment, ces différentes nuances peuvent aussi être ''notées'' par des chiffres (par exemple 1 pour ''jamais'' et 5 pour ''toujours'').

    On ne prétendrait pas épuiser dans les cases du bulletin tous les exercices, toutes les connaissances, tous les savoir-faire travaillés pendant une période, mais se concentrer sur ce que l'on estime devoir être vraiment acquis par les élèves d'un niveau donné. Cela n'empêcherait pas de faire faire des exercices plus difficiles, évalués dans les périodes suivantes (cela est même nécessaire, si l'on veut les y préparer, mais aussi renforcer l'acquisition des exercices plus simples). Ces exercices, dont les notes éventuelles ne seraient pas communiquées sous forme de moyenne, seraient laissés à l'appréciation du professeur, qui pourrait les mentionner dans son appréciation en cas de difficulté ou de réussite exceptionnelles. Le principe qui pourrait guider ce bulletin sans moyennes et simplifié pourrait se formuler ainsi :

    Noter moins de choses qu'on n'en évalue, évaluer moins de choses que l'on n'en enseigne.

    On le voit, l'alternative à la notation n'est pas une notation alternative qui certifierait l'acquisition d'un savoir-faire, d'un savoir ou d'une compétence : cette certification est bien souvent au-delà des capacités d'un professeur ou d'une équipe de professeur. Bien souvent, ce qui est n'est pas acquis le sera plus tard, sans que le professeur l'ait vu venir ; et ce qui est acquis ne l'est plus sans qu'on comprenne pourquoi.

    L'acquisition ne peut être certifiée que tardivement, bien après que le travail qui l'a permise a été mené, vérifié, éprouvé, remis en cause par une somme importante d'apprentissages ultérieurs. Autant dire que les connaissances et les savoir-faire qui doivent être ''notés'' ont été principalement mis en place dans les périodes qui précédent leur évaluation.

     

    ***


    Ainsi, on évitera une inflation de l'évaluation, laissant les élèves apprendre en paix. On évitera aussi la complexité de la notation et de sa communication interne et externe à l'école. On redonnera aussi du poids au travail d'appréciation de l'enseignant, qui pourra se reposer pour partie sur le ou les modes de notation de son choix. Surtout, on donnera une chance à la suppression de la note sur 20 comme parangon évaluatif. Supprimons pour cela les obstacles que sont la complexité et l'obscurité excessives des modes de notation alternatifs que l'on nous propose actuellement, dans le sillage de l'évaluation par compétences : à savoir les tableaux de compétences à cocher et la distinction inefficiente entre acquis, non acquis et en cours d'acquisition.


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    Clarifier les exigences en rédaction, sans tomber dans le technicisme

    Élèves très actifs pendant une leçon de rédaction très active 

     

     

    Depuis quelques années, la didactique de l'histoire s'est détournée du ''tout-document'' qui avait régné en maître depuis les années 70, au profit des activités d'écriture, notamment à celle qui consiste à raconter les événements historiques.

    Didier Cariou1, à l'origine de ce ''tournant scriptural'', a montré l'intérêt heuristique de la pratique de l'écriture historique, qui engage les élèves dans une véritable recherche de compréhension. Une des conséquences en fut l'introduction dans les programmes d'objectifs de techniques rédactionnelles, résumés par des ''verbes de consignes'' au contenu le plus précis possible : expliquer, raconter, situer, etc2. Il s'agit d'habituer les élèves à des exercices codifiés, soumis à des exigences immuables au fil des ans, et donc susceptibles d'être enseignés selon une progression rigoureuse.

    En français, les programmes sont loin de témoigner d'une réflexion aussi pertinente au sujet de l'enseignement de l'écriture. Les programmes de collège d'avant 2008 avaient pourtant adopté comme principe de structuration les distinctions entre différents ''types de texte''. Mais le cadre de la programmation en ''séquences'' décloisonnées, mêlant étude de la langue, étude des textes, littéraires ou non, et écriture, empêchait que l'accent fût mis sur les différentes modalités d'écriture.

    De fait, la distinction entre textes ''narratifs'', ''descriptifs'', ''explicatifs'' et ''argumentatifs'' a fait l'objet d'un enseignement techniciste, partant le plus souvent d'un cours théorique sur leurs différentes composantes et les principales différences permettant de les distinguer. Le choix des textes à étudier était déterminé par ces considérations taxinomiques, et non plus par des critères thématiques ou bien d'histoire littéraire.

    En outre, cette conception atomiste de l'écriture littéraire a conduit à adopter des programmes cumulatifs, allant du simple au composé, très contestables autant au niveau de la pratique d'écriture que des centres d'intérêt des élèves. Pourquoi un élève de 6e serait-il plus friand de récit ''simples'', et ne serait-il pas capable de jouer, même sommairement, avec les points de vue ou bien avec l'enchâssement narratif ? Il est par ailleurs très contestable de penser qu'il faille d'abord travailler le récit, puis la description, avant de s'essayer à des récits mélangeant narration et description. Il faudrait supposer pour cela l'existence d'une pratique courante du récit sans description, ce qui n'est pas possible : la plupart des récits décrivent peu ou prou les acteurs et les décors qui les composent.

    Bref, la didactique du français, dans sa tentative de rendre plus rationnel l'enseignement de la lecture et de l'écriture, s'est engagé sur un chemin intéressant, mais a très vite fait fausse route.

     

    Quelle seraient les conditions pour introduire dans les programmes de collège ces ''verbes de consignes'' apparemment si précis et si pratiques en histoire ?

    Il faudrait d'abord définir ce qu'on veut faire faire aux élèves. Pour ma part, il me semble qu'on peut leur demander, à l'issue de la classe de troisième, de savoir raconter une histoire et de savoir formuler un raisonnement.

    Raconter et raisonner sont des activités suffisamment vastes pour contenir un ensemble d'autres pratiques d'écritures. Quand on raconte, on décrit (les personnages, les décors, les accessoires) et on explique (les motifs et les raisons de l'action, ainsi que ses implications émotionnelles chez les personnages). Quand on raisonne, on décrit (l'objet de la réflexion), on explique et on justifie (le propos tenu sur cet objet).

    Se cantonner à ces deux grands types d'écriture peut paraître étrange. Mais ce minimalisme permet de prendre préserver le caractère global et intuitif de l'activité d'écriture. Tout le monde est amené à raconter une histoire ou une anecdote, ou bien à soutenir un propos par des arguments. Les autres activités sont plus ponctuelles, et plus rares. Décrire longuement quelque chose est assez peu fréquent. De même, on explique rarement quelque chose en dehors d'une situation de dialogue. La tradition scolaire de la description, issue de la tradition rhétorique, atteint très vite des limites dans le cours de français : ennui des élèves et artificialité des sujets.3

    En revanche, l'élève de sixième a très souvent le désir de raconter. Cette activité le réjouit, beaucoup plus que de longues descriptions et de laborieuses explications. Ces dernières excèdent d'ailleurs souvent leurs capacités d'expression. C'est pourquoi il est hors de question de mettre sur un pied d'égalité ces deux piliers de la pratique d'écriture. Au début du collège, il faut principalement raconter.

    Idéalement, l'élève de troisième doit avoir gardé ce plaisir de raconter, tout en développant une capacité à formuler un raisonnement. C'est pourquoi il n'est pas possible de ne faire écrire que des récits au début du collège : il n'y aura pas trop de quatre ans pour apprendre à raisonner par écrit.

    Ces deux grandes activités d'écriture doivent naturellement se succéder dans le temps. Le récit doit occuper la plus grande part du travail des élèves de sixième, et laisser de plus en plus de place au raisonnement.

     

    Raconter

     

    Les jeunes élèves aiment raconter sans décrire, ou presque, multipliant les péripéties et les passages dialoguées. Ils ont encore une vision du récit comme drama aristotélicien, terme qu'on peut traduire par l'action humaine. L'important, dans une histoire, c'est qu'il y ait de l'action, qu'il se passe des choses. Et comme ces actions concernent des humains, qui ont la spécificité, parmi tous les autres acteurs possibles, d'être doués de paroles, elles font parler, quand elles ne consistent pas purement et simplement en une suite de paroles.

    En outre, les élèves ont une intuition très confuse de la fonction communicative du récit, et donc de leur position d'auteur vis-à-vis d'un lecteur, à qui il faut faire imaginer les scènes racontées, puisqu'il n'est pas dans la tête de l'auteur, et à qui il faut expliquer les tenants et les aboutissants des actions racontées. C'est d'ailleurs sans doute pour cela que le dialogue a une place si importante dans leurs écrits : l'élève joue le rôle des personnages, beaucoup plus qu'il ne raconte ce qu'ils font.

    Ce qui manque, dans les rédactions d'élèves, c'est le monde, le monde extérieur, ses apparences et son fonctionnement, le monde intérieur, ses ressorts et ses mouvements. Le moi y est omniprésent, projeté sur tout les éléments du récit. Mais, paradoxalement, ce moi trop présent est stéréotypé, sans originalité. Sans contexte matériel et sensoriel, sans profondeur psychologique, ce moi n'est qu'une surface de réflexion de l'opinion, des clichés et des ''scripts'' narratifs les plus éculés.

    Ainsi, description et explication sont des composantes peu naturelles chez les élèves, surtout chez les petits lecteurs, au contraire du dialogue et de la narration pure. C'est de ce point qu'il faut partir, en faisant progressivement acquérir des capacités de description et d'explication, à l'intérieur même de l'acte de raconter. S'il est tout à fait légitime de consacrer quelques leçons d'écriture à la description, et de faire lire des textes descriptifs (notamment des textes de poésie), il n'y a pas lieu de séparer les deux ni de faire de la maîtrise de la description un préalable à la pratique de la narration descriptive. Cette simultanéité permettrait en outre d'éviter une conception trop monolithique de la description et de faire préférer aux longs ''tunnels'' descriptifs (portraits complets des personnages, description initiale des décors) une multitude de ''détails descriptifs'', plus rapides et plus expressifs.

     

    Rédiger et s'entraîner à rédiger

     

    Cependant, le rejet d'une progression cumulative des exigences dans le cadre de l'exercice canonique de la rédaction n'empêche pas d'élaborer une progression dans l'apprentissage des techniques d'écriture. En somme, il faudrait demander aux jeunes élèves de collège des compositions toujours soumises à des exigences semblables, mais de difficulté graduées (on ne décrit pas de la même façon à 11 ans et à 14 ans, un objet qu'on connaît bien ou un objet qu'on connaît encore mal, etc.) Mais cette persistance des exigences doit s'accompagner d'un véritable cours d'écriture, dans lequel on donne des outils pour raconter, décrire et expliquer : des patrons syntaxiques, des mots récurrents, des techniques d'enchaînement des phrases, etc.

    Il faut donc se garder de proposer des rédactions aux exigences cumulatives : on ne peut faire autrement que de demander, et cela dès la sixième, de raconter à la fois en décrivant et en expliquant. Pour cela, il convient de distinguer les compositions, exercices de rédaction traditionnels, répondant à un ''sujet'' précis, et développé un peu longuement, et les exercices de rédaction, plus courts, ciblés sur une difficulté technique à travailler.

    Dans les compositions, il s'agit de s'engager dans un projet global d'écriture, à destination d'un lecteur, et mettant en œuvre une somme importantes de composantes et de critères de réussite variés. Si l'on insiste trop sur ces points précis, on risque de faire perdre le caractère spontané de l'écriture narrative, son intention spécifique, communs à la littérature et aux récits de la vie quotidienne. Au lieu d'un geste vivant, irrigué par la volonté de l'élève, on ne peut obtenir qu'une construction de bric et de broc, maladroite car excédant ses capacités de mémoire immédiate.

    On évitera donc des sujets trop fermés, des pastiches ou des suites de textes trop liés à une lecture antérieure, mais aussi de se cantonner à des sujets appelant un récit morcelé, sans début ni fin, une scène de bataille ou de rencontre, par exemple. La propension des élèves à commencer tout récit ou extrait narratif par ''Il était une fois'' est un indice de ce besoin de récit. Pour certains d'entre eux, l'exigence consistant à démarrer in medias res et à ne pas conclure provoque une gêne presque insurmontable. Entre l'écriture libre à la Freinet et des sujets ouverts qui laissent une grande marge de manœuvre à l'imaginaire et au besoin d'expression, il y a suffisamment de possibilités pour ne pas tenter de faire de petits Proust de nos jeunes collégiens.

    Dans les exercices de rédaction, au contraire, des points techniques précis peuvent être travaillés, sans s'engager de manière globale dans un projet d'écriture. Il s'agit en quelque sorte de s'entraîner à rédiger. Des verbes de consigne plus précis peuvent être introduits, ainsi que des exigences syntaxiques, lexicales ou narratives plus contraignantes. De cette manière, on ''externalise'' en quelque sorte l'apprentissage de savoir-faire techniques, et on laisse les compositions être un espace de liberté et de jeu.

     

    Raisonner


    Le raisonnement, lui, doit faire l'objet d'une progression à part, et d'exigences particulières. On n'écrit pas de la même manière quand on raconte et quand on raisonne. Ce ne sont pas les mêmes mots, les mêmes plans, les mêmes enchaînements de phrase. En outre, on l'a vu, les élèves n'ont pas pour cette pratique le même appétit que pour l'activité du récit, plus naturelle pour eux.

    Les composantes d'un tel exercice sont d'ailleurs assez différentes. Décrire un personnage met en jeu les mêmes phrases et les mêmes mots que décrire une ''figure'' de style ou un texte dans son ensemble. Mais l'attitude psychologique à adopter n'est pas la même. Autant il paraît assez logique de devoir décrire une chose concrète que l'on ne voit pas, autant décrire un fait de langue, c'est-à-dire le même matériau qui servira justement à formuler la description, semble redondant et tautologique à la majorité des élèves de collège.

    C'est d'ailleurs pour cela que l'apprentissage du raisonnement écrit ne peut être le seul fait du cours de français, et peut se faire de manière beaucoup plus naturelle dans d'autres matières, qui se confrontent à des choses : histoire, géographie, sciences naturelle, etc. C'est aussi pour cela que cet apprentissage de la description doit commencer, même modestement, dès l'école primaire, où le décloisonnement entre disciplines est beaucoup plus aisé à pratiquer au quotidien que dans le secondaire. De même, cette plus grande évidence de la description des choses amène à intégrer au collège des exercices de raisonnement écrit sur des sujets non littéraires.

    En outre, dans le cadre du raisonnement sur un texte ou sur la langue, la description recoupe d'autres pratiques : celle de la paraphrase, du résumé et du développement, ainsi que de la citation. Un texte ou un énoncé peuvent certes être décrits, mais aussi paraphrasés, c'est-à-dire reformulés avec d'autres mots. Cet exercice est d'un grand intérêt pédagogique, puisqu'il permet d'engager véritablement les élèves dans leur compréhension active4. Autrefois très pratiqué, notamment dans l'exercice de ''l'analyse littéraire''5, il est tombé en désuétude avec l'arrivé des nouveaux outils d'analyse tels que le structuralisme, la linguistique énonciative, etc. La paraphrase est honnie, au lieu de faire l'objet d'un apprentissage, seul à même de la canaliser et de l'empêcher d'être un obstacle à l'explication véritable des textes.

    Le résumé est une paraphrase plus courte que le texte d'origine. Le développement est une paraphrase plus longue. Ces deux exercices peuvent être introduits avec fruit, de manière parallèle et complémentaire.

    Enfin, le citation est une manière directe de rappeler le texte, non plus à travers son contenu, mais en en prélevant les termes mêmes. Elle s'oppose à la paraphrase, non pas comme le bien au mal, mais comme un moyen différent d'atteindre le même but, celui de faire rentrer le discours du texte dans le discours qui est chargé d'en parler.

    Ainsi, décrire et paraphraser-citer sont des activités jumelles qu'il convient d'enseigner au collège.

    Cependant, la description et la paraphrase-citation ne forment pas un raisonnement sans explication et sans justification. Là encore, la difficulté est celle de la prise en compte du lecteur. Les élèves n'ont pas conscience de la nécessité, ni souvent de l'intérêt, de décrire et de citer ce sur quoi ils raisonnent, ni d'expliquer et de justifier leur propos.

    Expliquer consiste à préciser ce que l'on veut dire. Comme le veut l'étymologie, on ex-plique, on ''déplie'' l'objet du discours en explicitant toutes les implications et les présupposés d'une proposition.

    Justifier consiste à donner des gages de la valeur de vérité de cette proposition. Cette activité peut aller jusqu'à démontrer une affirmation, mais cela n'est pas le cas en français. Le verbe ''justifier'' laisse davantage de place à l'erreur, à la contestation possible du lecteur, et donc à la prudence.

     

    Enseigner le raisonnement écrit

      

    Il est tout à fait possible d'imaginer un cours progressif qui enseigne le raisonnement écrit, non pas en exposant cette nomenclature de manière théorique, mais en donnant des ''trucs'' d'écriture, en proposant des exercices courts et ciblés qui permettent d'acquérir concrètement et pratiquement de l'aisance dans la formulation des thèses défendues, de leur explication et de leur justification.

    Il ne s'agit pas cependant de faire de telle ou telle composante du raisonnement un préalable au raisonnement, ni d'imposer un ordre contraignant dans l'apprentissage de ces exercices. Comme pour le récit, tout doit être demandé simultanément (même si l'on peut évidemment insister sur tel ou tel point lors des corrections et dans la confection des consignes de rédaction ou dans celle des barèmes d'évaluation). C'est le rôle du cours et des exercices de rédaction de faire acquérir ces composantes, et non des compositions, qui doivent toujours être envisagées par l'élève dans leur globalité.

    Cet apprentissage du raisonnement écrit est long et difficile. Il doit donc commencer très tôt, même modestement, et finir très tard : un élève de troisième a encore du chemin à parcourir pour formuler correctement un véritable raisonnement à l'écrit. Une stricte succession du récit et du raisonnement n'est pas souhaitable, parce qu'elle laisserait trop longtemps en friche les capacités de raisonnement des plus jeunes élèves, et laisserait les savoir-faire narratifs acquis de haute lutte se déliter et tomber doucement dans l'oubli, faute d'exercice.

    Il reste à trouver quelles consignes proposer aux élèves, puisque on ne peut pas leur demander de ''raisonner'' ni de ''réfléchir''. Le raisonnement écrit peut être enseigné en sixième, sous la forme très simple de la réponse à une question. La consigne répondre à une question est le plus sûr moyen de faire apprendre à raisonner à l'écrit. Des consignes plus vastes et moins directives, comme analyser ou bien interpréter, ne sont pas accessibles à un jeune élève. Il faut donc les inciter à réfléchir par le point d'entrée le plus naturel, le plus quotidien, à savoir la question. Naturellement, les questions trop techniques, trop précises, sont moins utiles que des questions plus ouvertes, dont la réponse doit être développée en plusieurs phrases liées entre elles. Les questions plus courtes sont très utiles, mais dans une phase de préparation à la réponse à une question plus vaste, ou bien à l'élaboration d'un paragraphe de leçon.

    Cependant, il y a aussi lieu de mettre en place les prémices d'une réflexion autonome, non suscitée par le questionnement professoral. L'exercice de paraphrase, ou de résumé, peut ainsi donner lieu à des réécritures commentées : il s'agit de redire le contenu du texte, en suivant son plan, qu'on a auparavant déterminé, en faisant toutes remarques utiles : stylistiques, esthétiques, interprétatives. Il s'agit de ce qu'on appelait autrefois l'analyse littéraire complexe, par opposition à l'analyse littéraire simple, qui n'était qu'une paraphrase6. Il s'agit d'un bon exercice de fin de collège, qui permet de sortir du carcan de la question imposée et de laisser l'élève libre de ce qu'il a à dire, sans exiger de lui de cohésion excessive de son propos. Ce faisant, il apprend bon nombre de formulations nécessaires aux exercices de commentaire textuels du lycée. La consigne faire toute remarques utiles, ou un équivalent, est donc possible.

     

    ***

    Ainsi, on opérera un glissement entre le récit et le texte de réflexion.

    En sixième et en cinquième, les compositions seront consacrées à raconter, encore et toujours. Raconter en décrivant, raconter en expliquant. Le cours de rédaction demandera plus spécifiquement de décrire, d'expliquer, et de répondre à une question, en plus d'exercices consacrés à des acquisitions plus spécifiquement syntaxiques et textuelles. En cours de littérature, on commencera l'apprentissage du raisonnement écrit par la pratique de la réponse à une question et la rédaction d'un ou plusieurs paragraphes de leçon.

    En quatrième et troisième, on continuera l'apprentissage narratif, tout en introduisant des compositions sous forme de questions, sortes de préambule à la dissertation. En cours de rédaction et en cours de littérature, on demandera de décrire des phénomènes textuels et stylistiques, d'expliquer une affirmation en la développant, et de la justifier. Plus important, on fera paraphraser, résumer ou développer, et citer, en laissant de plus en plus de liberté de faire toutes remarques utiles.

    Le cours de rédaction est utile pour faire des apprentissages techniques, les compositions pour réinvestir ces apprentissages dans des textes plus longs et engageant davantage la personne de l'élève dans un acte de communication avec le lecteur, et le cours de littérature pour pratiquer au quotidien l'écriture de réflexion. Mettre en place ces trois domaines parallèles multiplie les occasions de transférer des savoir-faire techniques et des attitudes globales d'écriture. Il s'agit en outre de tenter de préserver autant que faire se peut le caractère plaisant, intuitif et spontané de l'acte d'écriture dans les compositions, sans les polluer par un excès d'exigences techniques, notifiés dans de longues consignes et de longs barèmes décourageants.

    La clarification des verbes de consignes permet en outre de faciliter les corrections de rédaction. Il suffit, dans bien des cas, de demander de décrire ou d'expliquer davantage, de développer ou de résumer. À force de croiser et d'appliquer ces consignes récurrentes, elles deviendront familières aux élèves et clarifieront les attendus des exercices, en donnant des pistes concrètes et positives d'amélioration.

    Ce travail de clarification et de rationalisation peut se faire en faisant attention à ne pas tomber dans un technicisme mortifère et sclérosant, grâce au choix des sujets de composition, conçus pour laisser des marges d'interprétations importantes aux élèves. Il ne peut se passer d'un travail parallèle d'acquisition d'un programme de connaissances riche, dense et progressif, rendu notamment possible par un ensemble de lectures variées et nombreuses.

    La difficulté reste de concevoir un véritable cours de rédaction. L'école d'autrefois y avait pourvu, notamment dans les superbes manuels de rédaction des années 40 à 60. Le manuel Apprendre à rédiger pas à pas, pour l'instant de niveau 6e, élaboré par C. Hars, V. Marchais, C.-H. Pinon, est pour l'instant le seul héritier digne de cette lignée. Il y a donc encore du travail !

     

    1Didier Cariou, Écrire l'histoire scolaire. Quand les élèves écrivent en classe pour apprendre l'histoire, PU Rennes, « Paideia », Rennes, 2012, 250 p.

    2Voir le « « Vademecum des capacités en histoire-géographie-éducation civique » ; URL : http://eduscol.education.fr/cid58268/vade-mecum-des-capacites-histoire-geographie-education-civique.html

    3Ce n'est pas le cas dans d'autres matières, notamment les sciences naturelles et physiques.

    4Bertrand Daunay, Éloge de la paraphrase, Presses Universitaires de Vincennes, " Essais et savoirs ", Saint-Denis, 2002.

    CR : http://www.fabula.org/cr/389.php

    5André Chervel, ''L’invention de la dissertation littéraire dans l’enseignement secondaire français'', Paedagogica Historica, Volume 40, No. 3, Juin 2004, p. 265-266.

    6André Chervel, op. cit. , p. 272.


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  • Les petits dessins pour aider à enseigner la grammaire, par Phi 

     

    Si l’on en croit la caricature de souvenirs d’élèves qui fait foi dans les discussions sur l’école, l’enseignement de la grammaire est souvent réduit à l’acquisition de ce métalangage, forcément obscur et "jargonnant"

    "A quoi ça sert d'apprendre ce qu'est un COD ou un attribut du sujet ?" entend-on souvent. Autre version, chez les enseignants cette fois : "On n'a qu'à faire apprendre la langue sans s'encombrer des vieilles notions grammaticale."

    Ces critiques nous rapprochent de la critique du discours sur la langue faite par Molière dans le Bourgeois gentilhomme. Les élèves sommés de nommer la forme grammaticale qu’ils utilisent au moment où ils l’écrivent seraient de petits "Monsieur Jourdain" découvrant qu’ils font de la prose en parlant. Si c’était le cas, admettons que cela serait du plus parfait ridicule !

    Le souci, c’est que penser cela revient à ne voir dans la nomenclature grammaticale (nous l’appellerons désormais comme cela) qu’une redondance dans l’utilisation de la langue écrite. Cela sous-entend aussi qu’elle n’a pas d’utilité pédagogique dans son apprentissage. Le dernier présupposé étant que l’apprentissage de la langue orale n’en a pas besoin non plus.

    Or, rien n’est moins vrai.

     

    Nomenclature grammaticale et conscience langagière

    Pour s’en convaincre, il faut relire les propos de Lev Vygotski dans le dernier chapitre de Pensée et langage1 :

    La question de l'apprentissage de la grammaire est l'une des questions les plus complexes du point de vue méthodologique et psychologique, étant donné que la grammaire est une matière spécifique qui semble peu nécessaire, peu utile à l'enfant. [...]

    L'enfant maîtrise […] certains savoir-faire dans le domaine du langage mais il ne sait pas qu'il les maîtrise. Ces opérations ne sont pas devenues conscientes. Cela se manifeste par le fait qu'il les maîtrise spontanément dans une situation déterminée, automatiquement, c'est-à-dire lorsque par certaines de ses grandes structures la situation l'incite à faire preuve de ces savoir-faire, mais qu'en dehors d'une structure déterminée, c'est-à-dire de manière volontaire, consciente et intentionnelle, il ne sait pas faire ce qu'il sait faire involontairement. L'utilisation de son savoir-faire a par conséquent des limites.

    Le caractère non conscient et le caractère involontaire apparaissent à nouveau comme deux parties d'un tout. Cela vaut également pour les habiletés grammaticales de l'enfant, ses déclinaisons et ses conjugaisons. L'enfant emploie le cas juste et la forme verbale juste dans la structure d'une phrase déterminée mais il n'a aucune idée du nombre de ces formes, il est incapable de décliner un nom ou de conjuguer un verbe. L'enfant d'âge préscolaire maîtrise déjà toutes les formes grammaticales et syntaxiques fondamentales. Au cours de l'apprentissage de sa langue maternelle à l'école, il n'acquiert pas d'habiletés essentiellement nouvelles quant aux formes et structures grammaticales et syntaxiques. De ce point de vue l'apprentissage de la grammaire est effectivement inutile. Mais l'enfant apprend à l'école, et en particulier grâce au langage écrit et à la grammaire, à prendre conscience de ce qu'il fait et, par conséquent, à utiliser volontairement ses propres savoir-faire. Il y a transfert de son savoir-faire d'un plan inconscient, automatique sur un plan volontaire, intentionnel et conscient.2

    Selon le psychologue soviétique, la grammaire trouverait donc son utilité dans sa capacité à faire transférer des savoir-faire linguistiques oraux et instinctifs sur un plan "volontaire" et "conscient". C'est bien la maîtrise de la langue qui ne pourrait être atteinte sans elle.

    Il faut naturellement tenir compte du fait que le russe est une langue qui s’écrit presque comme elle se prononce, et que tous les sons y sont écrits, ce qui rend plus crédible l’affirmation de la "maîtrise" de "toutes les formes grammaticales et syntaxiques fondamentales" par l’enfant d’âge préscolaire.

    En français, le "s" du pluriel ainsi que les terminaisons de personnes ne s’entendent pas, et les règles d’accords doivent donc être enseignés explicitement, encore plus qu’en russe.

    Nommer le pluriel et le singulier, les différentes personnes, parler d’adjectif et de nom, de verbe conjugué et de sujet semble être indispensable, si l’on considère que nommer quelque chose contribue à lui donner une existence propre, distincte des autres réalités. Le nom trace des frontières dans le réel. Il est un outil mnémotechnique et cognitif qui garantit la pérennité de l’apprentissage. Quelques années plus tard, quand l’oubli a fait son œuvre inévitable, le nom permet de cristalliser les souvenirs épars et ouvre la voie d’un réapprentissage efficace et rapide.

    À court-terme, la nomenclature permet de se relire plus efficacement. Face au flux de la parole ou à la juxtaposition des mots dans la phrase, parfois impressionnante pour de jeunes élèves, il est utile de pouvoir nommer ce qui ne va pas. Dans la relation didactique entre le professeur et l’élève, la nomenclature est un langage commun qui permet de communiquer et de désigner rapidement, à moindre frais cognitif, la place et la nature de l’erreur.

    Par exemple, les fautes d’accord des adjectifs, parfois d’apparences assez diverses (au féminin, simple ajout de "e", ou bien avec modification phonétique et orthographique ; au pluriel, ajout de "s", de "x" ; cas des adjectifs épicènes, etc.), sont résumées sous le terme de "faute d’accord", évitant d’avoir tout à expliquer à nouveau frais à chaque erreur particulière et insistant sur leur caractère commun, voire systématique.

    Plus généralement, selon Vygotski, un savoir-faire grammatical privé de son explicitation analytique (et donc nomenclaturale) est confronté à des "limites". Ce qui est fait de manière instinctive ne peut l’être que dans un cadre immuable ; dans le cas du langage, ce cadre est celui de la parole quotidienne et de l’écrit utilitaire, qui a rarement besoin de mettre en œuvre de nouveaux moyens d’expression, ni d’exprimer de nouvelles idées. En revanche, dès que le langage se fait recherché, littéraire, ou bien que les idées à exprimer se complexifient et deviennent plus techniques (et donc moins quotidiennes), tout ce qui allait de soi pose soudain problème.

    Par exemple, l’élève à qui l’on demande de rédiger des phrases complexes et complètes, se rapprochant du modèle de la période oratoire, ne peut pas s’en sortir, dans un premier temps, sans un long processus de relecture attentive, muni des outils explicites fournis par la nomenclature grammaticale. Il en va de même pour le récit littéraire, pour le raisonnement rédigé, etc. Le fait qu’un adulte habitué à écrire sache accorder instinctivement un verbe avec les deux sujets placés en tout début de phrase, séparés de lui par une longue incise, ne permet pas de dire qu’un élève débutant puisse faire de même. D’ailleurs, quel adulte, même expert, n’a pas relevé des erreurs de construction ou d’accord dans une phrase un peu longue dont il a perdu le fil ? Dans ce cas, la notion de sujet, d’accord, de féminin et de pluriel, peuvent être d’une grande utilité, comme une boussole dans un bois obscur.

    En fait, l’utilité orthographique de la nomenclature grammaticale tient justement dans le fait que l’erreur orthographique, presque inévitable dans la phase de rédaction, fait sortir le rédacteur du cadre habituel. Elle le confronte à l’inédit. Dans cette situation, seules des connaissances grammaticales solides et claires lui permettent de se raccrocher aux branches.

    Il en va donc de même pour les apprentissages de la grammaire et de l’écriture : ils servent de "symbolisation au second degré"3 : symbolisation des sons pour l’écriture, symbolisation des idées et de leurs relations pour la grammaire.

    Vygotski résume cela dans la fameuse formule :

    Le langage écrit est précisément l’algèbre du langage. 

    Par "langage écrit", il désigne tout d’abord le codage des sons en lettres. Mais les explications similaires qu’il donne sur le rôle de l’apprentissage de la grammaire par rapport à l’apprentissage du langage oral nous incite à voir dans ce terme non seulement le codage phonétique, mais aussi le codage sémantique, composé par les règles régissant l’orthographe grammaticale et la syntaxe.

    Cette identité de rapport entre la grammaire et le codage d’une part, et le langage oral d’autre part, tend d’ailleurs à accréditer l’idée qu’il faille commencer l’apprentissage de la grammaire en même temps que celui de l’écriture des premiers groupes de mots, au moment où la syntaxe entre en jeu. "Pluriel", "singulier", "masculin", "féminin", sont par exemples des concepts, sinon des mots, tout à fait abordable dès le CP. On peut imaginer de ne pas utiliser ces mots, si on les juge compliqués, et dire "plusieurs", "un seul", "fille" ou "garçon", mais ce serait perdre de la précision dans la manière de nommer et donner lieu à des confusions inévitables. D’ailleurs, une nomenclature simplifiée reste une nomenclature, ce qui ne change pas nos conclusions sur l’utilité de l’enseigner aux élèves.

     

    Une suppression risquée en termes socio-culturels 

    Cependant, il est encore possible de ne réserver l’apprentissage d’une nomenclature grammaticale conséquente qu'aux seuls élèves qu’on juge capables de l’acquérir. Après tout, nous avons maintenant un socle commun, qui est là pour tous les élèves, même ceux qui ont des capacités scolaires plus limitées1.

    Les situations décrites par Vygotski renvoient à des pratiques langagières plutôt complexes. Si l’on en reste à des phrases simples, une conversation courante dans un langage oral correct (en acceptant par exemple un usage ponctuel du redoublement du sujet par le pronom personnel), il n’y aurait pas besoin de trop de métalangage.

    Dire cela revient à croire que la nomenclature grammaticale n’est pas utile pour l’apprentissage de la langue quotidienne. Vygotski lui-même sépare nettement la "maîtrise" de "toutes les formes grammaticales et syntaxiques fondamentales", acquise avant l’entrée à l’école et l’apprentissage de l’écriture, et leur révision, "au second degré", lors des apprentissages "symboliques" que sont les apprentissages du codage et de la grammaire.

    Pourtant, il n’est pas si évident que soient si étanches que cela les frontières entre âge pré-scolaire et école, entre acquisition instinctive, encodée dans notre nature d’homme, du langage oral et structuration culturelle de ce langage sur le plan de "l’outil psychologique" qu’est l’écriture.

    En effet, qui pourra dire ce qui relève du langage instinctif acquis hors de l’école ? La composante sociale de cet apprentissage ne peut qu’introduire des éléments grammaticaux, lexicaux, stylistiques même5, qu’on n’attend pas dans la bouche d’un enfant. Autrement dit, il est normal et courant que les enfants empruntent à la langue des adultes. Symétriquement, comment faire le départ, dans une rédaction tout ce qu’il y a de plus littéraire, entre le langage des livres et celui de l’enfant ?

    Vouloir définir un socle grammatical minimal, à faible teneur en nomenclature, c’est courir le risque qu'une partie des élèves, dont le recrutement se fera fatalement parmi les classes populaires, n'ait pas accès à ce langage au second degré qu’est l’écriture.

     

    Un outil contre l’arbitraire de la langue

    On rétorquera qu’il y a d’autres moyens de faire acquérir des réflexes de correction syntaxique et grammaticale que l’enseignement d’une nomenclature.

    On peut bien faire comprendre à un élève qu’il faut un "s" à "noir" dans "Les chevaux sont noirs". Une paraphrase appropriée pourra aider à faire le lien entre la couleur et les supports de cette couleur. "Il y a bien plusieurs ‘chevaux’. Il faut donc dire ‘chevaux’ et non ‘cheval’. En plus, on dit qu’ils sont ‘noirs’. Si ce sont eux qui sont noirs, il faut donc mettre un ‘s’ à ‘noir’".

    Le problème est que ce type d’explication n’en est pas une. Pourquoi le mettre un "s" à la fin de "noir", alors qu’on ne l’entend pas (à la différence du mot "chevaux",qui ne s’applique qu’à plusieurs chevaux) ? Et pourquoi le mot "noir" devrait-il changer d’écriture, comme le mot "cheval" ? Rien dans le fait de dire qu’un cheval est noir ne nécessite que les deux mots soient modifiés si l’un d’eux change de prononciation et d’orthographe à cause de l’apparition d’un deuxième cheval ! En fait, les mots "pluriel" et "accord" semblent être un minimum pour permettre de commencer à faire acquérir la règle de l’accord de l’attribut du sujet.

    Plus radicalement, on a même essayé de s’en passer et d’installer des réflexes par la répétition d’"exercices structuraux", comme ce fut la mode dans les années 70, sous l’influence notamment d’Émile Génouvrier. Il s’agissait d’enseigner la grammaire sans l’aide de la nomenclature, en enjoignant les élèves à imiter de manière répétée et intensive une phrase ou une expression servant de modèle. Outre que ce type d’exercice compromet la possibilité du transfert conscient appelé de ses vœux par Lev Vygotski, il ne permet pas de voir pourquoi l’accord se fait, quelle en est la raison.

    Si "noirs" prend un "s", c’est parce que la qualité exprimée par l’adjectif qualificatif "noir" appartient à la chose nommée par le nom "chevaux". Sachant que le mot désignant un "cheval noir" n’existe pas dans la langue courante, et que ces mots sont donc fatalement séparés, a fortiori quand ils sont aux deux extrémités d’une proposition, l’usage veut qu’on les accorde, qu’on montre explicitement le lien sémantique qui les unit. La proposition attributive a pour rôle justement d’attribuer une qualité au sujet dont elle parle, souvent par l’intermédiaire d’un verbe d’état. La qualité attribuée aux "chevaux" est donc exprimée par un mot qui a pour fonction d’être attribut du sujet.

    On peut le dire plus simplement avec des élèves, agrémenter cette nomenclature par des gestes ou par des figures. Mais c’est seulement ainsi que la langue cesse d’être perçue comme un ensemble de règles obscures dont l’apprentissage ne peut se faire que dogmatiquement, sous la forme d’un dressage.

    Ainsi, au-delà de l’utilité pour la correction et la relecture, il faut convenir que l’enseignement de la nomenclature grammaticale est d’une grande utilité si l’on veut dépasser une application mécanique des règles de grammaire.

    Ou alors, on considère que certains élèves ne peuvent recevoir d’enseignement linguistique que sous une forme dogmatique et behaviouriste...

     

    La nomenclature dans le cadre d’une pédagogie inductive et intuitive de la grammaire

    Néanmoins, on remarquera que les mots "attribut", "complément", "sujet", "objet", "verbe" sont eux-mêmes porteurs d’une partie de l’explication. L’apprentissage du mot ne coûte presque rien à acquérir une fois l’explication comprise. On peut même s’appuyer sur le mot pour expliquer la chose. La structuration si particulière de la langue par la grammaire "traditionnelle" a justement le mérite de faire des liens très fréquents entre les phénomènes linguistiques et les mots qui les désignent. Cette nomenclature grammaticale a l’avantage d’être déterminée sémantiquement, de ne pas être arbitraire.

    Bien sûr, il y a des termes moins heureux. On défiera quiconque d’expliquer l’usage du "plus-que-parfait" en partant de l’analyse du mot. Cependant, ils ne sont pas majoritaires. L’ensemble de la nomenclature est enseignable à un coût cognitif dérisoires, si l’on a fourni les explications adéquates.

    Malgré quelques appellations folkloriques, cette "troisième grammaire scolaire"6, à la nomenclature pédagogiquement motivée, est bien supérieure à celle qui l'a suivie, qui cherchait à introduire dans les écoles une nomenclature inspirée des grammaires structurale et générativiste, puis textuelle et pragmatique. Outre une inflation des dénominations (du "groupe nominal" à la "progression à thème constant", en passant par les différents "types de phrase"), celles-ci se sont parfois révélées peu productives pédagogiquement. Il en va ainsi de l'abandon des "compléments d'attribution" au profit du plus formaliste "complément d'objet second"7, ou de la quasi-disparition de la notion "d'adjectif" (mot qui s'adjoint au nom) au profit d'une bipartition entre "adjectifs qualificatifs" (ou le mot "adjectif" veut seulement dire "ajouté à") et "déterminants".

    C’est d’ailleurs la relative transparence sémantique de la nomenclature grammaticale traditionnelle qui permet d’exclure l'idée d’un apprentissage grammatical non nomenclatural. En effet, pour certains, il serait possible d’enseigner la grammaire de manière purement explicite, grâce au simple énoncé des entités et des règles grammaticales, suivi d’une batterie d’exercices répétitifs, si possible très fournie.

    Or, la grammaire, comme toutes les disciplines enseignables en primaire, ne peut se satisfaire de cette succession de l’exposition et de l’exercice. Les élèves ont appris la langue de manière spontanée, en contact avec leur milieu, et ont donc des savoirs-faire antérieurs aux connaissances grammaticales correspondantes.

    Il n’est donc pas possible de faire table rase de cet instinct de la langue et de prétendre qu’il suffit d’appliquer des règles pour progresser en expression écrite et orale. Au contraire, l’apprentissage de la grammaire permet d’amender et de développer davantage les capacités linguistiques déjà présentes chez les élèves.

    Pour cela, il faut faire le plus souvent possible le lien entre, d’une part, les catégories grammaticales et les rapports qu’elles entretiennent dans la proposition et, d’autre part, les réflexes linguistiques acquis spontanément par les élèves.

    L’analyse lexicale des termes de la nomenclature est un outil indispensable pour ce faire, on l’a vu. Mais cette analyse sera d’autant plus productive si l’on introduit les notions grammaticales de manière inductive, par l’analyse sémantique et syntaxique d’expressions et de propositions. Ainsi, la définition de ces notions est induite de la langue elle-même, et non imposée à elle a posteriori.

    Cette démarche inductive s’empare vraiment des représentations et des réflexes linguistiques des élèves, dans leur dimension négative (les erreurs de syntaxe, les dislocations de la langue orale et enfantine, la tendance à tout dire en même temps, ou au contraire à ne pas expliciter suffisamment son propos), mais aussi positive (les bonnes formulations, l’intuition de certains critères de correction syntaxique, les efforts d’expression, réguliers ou ponctuels).

    Nous sommes donc ici au-delà de la conception vygotskienne selon laquelle la grammaire permet la mobilisation volontaire et consciente de capacités acquises avant l’école. Il n’y a pas lieu de cantonner la puissance transformative de l’enseignement de la grammaire à l’usage conscient et volontaire de la langue. Par le détour des notions grammaticales, il est possible de continuer l’éducation linguistique des élèves, et plus précisément de l’éducation de leurs réflexes langagiers.

    Il est d’ailleurs curieux de constater que Vygotski, quand il parle de l’utilité de la grammaire, n’applique pas jusqu’au bout ses conceptions concernant les rapports entre les "concepts scientifiques" et les "concepts spontanés". Dans l’avant-dernier chapitre de Pensée et langage, il montre bien que l’enseignement des concepts scientifiques, de haut en bas, est une manière d’ouvrir une voie de développement aux concepts spontanés des enfants, de bas en haut. On ne voit pas pourquoi la nomenclature grammaticale ferait exception.

    L’enseignement de la grammaire comme celui du codage alphabétique n’ont pas besoin d’attendre que les capacités linguistiques aient atteint leur pleine maturité. C’est justement cet enseignement qui permet à ces capacités de se développer pleinement. Apprendre à écrire et à lire les lettres permet d’affiner et d’amender une prononciation enfantine encore immature, qui confond certains sons, amalgame ou saute certaines syllabes. Il en va de même pour l’analyse grammaticale.

     

    ***

     

    Il y aurait donc un avantage certain à utiliser les mots qu'il faut pour désigner les choses de la langue. La nomenclature n'est certainement pas le point de départ de l'enseignement de la grammaire, matière qu'il s'agirait d'inculquer ex nihilo à des élèves vierges de tout savoir linguistique. Elle est cependant un outil incontournable, une étape obligée au sein d'une démarche inductive qui développe les capacités préexistantes des élèves par la confrontation avec un savoir neuf, certes, mais concernant une de leurs facultés les plus intimes.

    Cela n'exclut pas, naturellement, une certaine progressivité dans l'apprentissage de cette nomenclature, ni la possibilité de développer certaines capacités linguistiques en amont, ou en parallèle, dans des cours de rédaction, par exemple, qui s'en passent jusqu'à un certain point.

    Mais cela exige de s'appuyer sur le trésor pédagogique qu'est la nomenclature grammaticale "traditionnelle", certes bricolée et moquée par des linguistes épris de cohérence théorique, mais dont les appellations permettent de faire du cours de grammaire un instrument de développement et d'amendement de l'expression quotidienne des élèves, mais aussi une voie d'entrée accessible (si ce n'est unique) pour maîtriser sa propre langue de manière consciente et volontaire dans les tâches plus complexes qui les attendent dans leur scolarité et leur vie d'adulte instruit.

    Le GRIP (Groupement de Réflexion Interdisciplinaire sur les Programmes) s'est justement lancé dans un toilettage et une répartition nouvelle de cette nomenclature grammaticale, afin de la rendre encore plus efficace, dans le respect de cette tradition pédagogique aujourd'hui perdue. Cécile Réveret, membre du GRIP, a publié un Précis d'analyse grammaticale et logique qui explique très simplement comment l'utiliser de manière optimale. Muriel Strupiechonski et Didier Glad ont rédigé sur ces principes un manuel de CE1 Écrire, analyser.

     

    1D’ailleurs mieux traduit par Pensée et parole.

    2Lev Vygotski, Pensée et langage, La Dispute, 1997, p. 343-345 ; URL : http://skhole.fr/lev-vygotski-extrait-l-apprentissage-de-la-grammaire

    3Lev Vygotski, ibid., La Dispute, 1997, p. 337-343 ; URL : http://skhole.fr/lev-vygotski-extrait-langage-%C3%A9crit-et-r%C3%A9flexivit%C3%A9-de-la-pens%C3%A9e

    4Mettons à part les élèves ayant un handicap cognitif, nécessitant une prise en charge et des exigences adaptées, et surtout dont on ne peut pas faire le critère pour établir un minimum commun aux élèves sans handicap.

    5Le style pouvant être très châtiés et littéraire, ou bien argotique, voire régional.

    6André Chervel, Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français, Histoire de la grammaire scolaire, Payot, Paris, 1977.

    7Formaliste et erroné, puisque ce fameux COS ne désigne justement pas un "objet" de l'action exprimée par le verbe. 


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