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    "Frédéric fait un bond et le rattrape. Elle lui dit : 'Je vous remercie, monsieur.' 

    Leurs yeux se rencontrent."

     

    Il faut que j'avoue quelque chose, une habitude un peu ridicule, un truc de prof qui va faire hurler au fou.

    Quand je lis un livre à mes enfants, si le récit est raconté au présent, je modifie la conjugaison de tous les verbes pour en faire un récit au passé. 

    Comme ça, en improvisant. 

    Il n'y a là rien de bien dur pour un prof de français. Encore que, si on regarde de plus près, l'exercice a quelque chose de périlleux.

    Il faut prendre en compte les verbes au passé composé exprimant une action antérieure. "Il décide d'aller là où il est allé l'année dernière" devient : "Il décida d'aller là où il était allé l'année précédente." Parce oui, en plus, il faut modifier les compléments circonstanciels de temps pour que ça corresponde !

    Le moment le plus périlleux survient quand un verbe au présent exprime soit une habitude, une action itérative, comme on dit (pas face aux élèves, encore que...), soit une action décisive pour l'avancée du récit. Quand arrive la phrase : "Les poules s'installent dans la basse-cour et s'endorment. Elles sont très contentes de retrouver leur foyer", il faut choisir en une fraction de seconde entre : "Elles furent très contentes" et "elles étaient très contentes". J'avoue, il m'arrive de me reprendre. 

    Si je fais cela, c'est que j'ai constaté que le passé simple était peu utilisé dans les livres destinés à la jeunesse. Mis à part les contes, la plupart des albums ou des romans pour enfants que je lis à mes mômes sont écrits au présent. 

     

    Un présent trop présent

    Certes, ce n'est pas totalement incongru. Le présent est un temps du récit depuis bien longtemps. Dès la Chanson de Roland, on trouve des verbes d'action au présent. Pire, dès les quatre premiers vers, l'auteur mélange passé composé, passé simple et présent de l'indicatif !

    Il faut bien dire aussi que pour les lecteurs les plus petits, au moment de l'apprentissage de la lecture, il n'est pas inutile de proposer des récits au présent. C'est ce que fit en son temps la collection des Albums du Père Castor, qu'on ne peut accuser de prendre les enfants pour des idiots. La Petite Poule rousse était déjà au présent !

    Cependant, les récits au passé simple, il y en a une sacré quantité ! Rien qu'en tapant dans le roman du XIXe siècle, il y a de quoi lire ! 

    Mais dans l'édition pour la jeunesse, le récit au passé simple est une rareté, une coquetterie un peu old fashion. Et pas seulement dans les livres pour les tout petits ! Même les romans pour plus grands se mettent au présent. Le cas bien connu de la modernisation de traduction de la collection du Club des Cinq, bien analysée en son temps par Jean-Rémi Girard dans son blog, est l'arbre qui cache la forêt. 

     

    Le passé composé en embuscade

    Ne parlons pas des récits qui adoptent non pas le présent, mais le passé composé ! En effet, le passé composé peut commuter très facilement avec le passé simple : ils expriment tout deux des actions qui font avancer l'histoire, contrairement à l'imparfait, temps qui "décrit" l'action au lieu de la raconter.

    Mais le passé composé est le temps des récits familiers, des anecdotes personnelles et des souvenirs. Possédant un auxiliaire au présent de l'indicatif, il entretient logiquement un lien avec le moment où celui qui raconte le prononce, alors que le passé simple coupe les ponts et place l'action dans un passé révolu (c'est le temps qui suit le "Il était une fois".)

    Raconter une histoire au passé composé, c'est bon quand le narrateur raconte à la première personne quelque chose qui lui est arrivé, ou à quelqu'un qu'il connaît, ou au moins avec qui il entretient un lien quelconque de proximité. Quand Camus commence L'Etranger avec la fameuse phrase au passé composé : "Aujourd'hui maman est morte", il donne l'impression d'écrire un journal intime, et pas de commencer un roman à la Balzac ou un conte à la Perrault.

    Bref, se contenter de remplacer les passés composés par des passé simples, sans que le contenu et l'énonciation du récit le justifient, c'est créer des monstres narratifs !

     

    Le passé simple, c'est simple

    Alors qu'il est si simple de raconter des récits au passé simple aux enfants. Nombreux sont les témoignages d'enseignants expliquant qu'à partir du moment où un élève écrit : "Tout à coup, il faisa un virage à droite", la partie est gagnée. Cet élève a l'intuition du passé simple ! Il ne faut bien sûr pas s'en contenter et il est plus que temps de corriger cette conjugaison fautive (enfin, quand c'est au lycée que ça arrive, et ça arrive souvent, c'est tout de même un peu tard). 

    Mais d'où la tient-il, cette intuition du passé simple ? De la lecture et de l'audition de récits au passé simple. Il arrive aujourd'hui que certains élèves n'aient même plus cette intuition. Cela m'est arrivé, et pas si rarement que cela, dans mes classes de 6e. Du passé simple à tort et à travers, à la place d'un imparfait, d'un plus que parfait, parce que le prof a demandé d'en mettre. Et quand ces élèves racontent quelque chose à l'oral, le présent domine tout. Même le passé composé, qui pourrait constituer une première marche pour comprendre l'usage du passé simple, est écrasé par un "présentéisme" envahissant.

    Pourtant, chez la plupart des élèves, le passé simple vient naturellement sous la plume. Bien souvent, ils commencent leur récit au présent, à mon avis parce qu'ils veulent justement éviter ce passé simple dont ils savent ne pas maîtriser la conjugaison. Puis, incidemment, des "il faisa" et des "ils "venèrent" se glissent sous leur plume, justement parce qu'il est souvent plus naturel de raconter au passé simple qu'au présent. 

    Le présent de l'indicatif rend l'action plus "présente" dans l'esprit du lecteur. on pourrait aller jusqu'à dire que tout récit au présent est écrit au "présent de narration", qui, je le rappelle, désigne en temps normal des passages bien limités de récit au présent à l'intérieur de récit au passé. Il y a quelque chose de "forcé" dans l'usage du présent sur tout un récit.

    C'est moins le cas quand le récit est à la première personne, on l'a vu. Concernant la littérature pour la jeunesse, c'est surtout le cas dans les albums, où le récit occupe moins de place que les images. On a parfois l'impression que c'est l'histoire qui illustre les images et que le présent du verbe est justifié par la présence des images qu'il traduit en mots. 

    Rien de plus simple, donc, que d'habituer les élèves à comprendre et à utiliser le passé simple, puisque leur pente naturelle les y pousse. Il faut pour cela, lire et faire lire des récits au passé simple de manière massive et précoce. 

     

    Le passé simple au présent !

    On pourra en effet se demander quand il faut commencer à lire du passé simple, à faire lire du passé simple. La réponse est à mon avis très simple : le plus tôt possible. Si on attend trop, on loupe le coche ! Je crois qu'aucun gamin de 4 ou 5 ans ne se formalisera d'entendre un conte au passé simple. La simplicité des histoires, leur caractère immédiatement fascinant, les explications éventuelles de l'adulte qui le lit, tout cela se mêle pour rendre l'usage du passé simple évident. Evidemment, le passé simple n'a pas à exclure les autres temps, très utiles dans certains types de récit et au tout début de l'apprentissage de la lecture.

    Mais c'est pour cela que je m'embête à dire : "Nous arrivâmes sur l'île du Cyclope", et non : "Nous arrivons sur l'île du Cyclope." Cet exemple, reformulation résumée de ce que peut être une adaptation de L'Odyssée pour les enfants, montre d'ailleurs à quel point l'affirmation selon laquelle seule la troisième personne du singulier doit être enseignées au primaire est stupide. Il suffit de lire l'histoire d'Ulysse, racontée par Ulysse au nom de ses compagnons, pour entendre plusieurs dizaines de fois de suite ces "-âmes" et ces "-îmes" qui causent paraît-il tant de difficultés aux élèves... Ne parlons pas des innombrables récits à la première personne au passé simple, tout à fait abordables en primaire, à la lecture comme à l'écriture.

    Pour ce qui est de faire dire et de faire écrire le passé simple, nul doute qu'un élève ainsi habitué, dès les petites classes de maternelle, n'aura pas grandes difficultés à utiliser ce temps, en se trompant au début, mais en se corrigeant d'autant plus facilement qu'il aura entendu un plus grand nombre de fois des formes correctes (et à condition de suivre un bon cours de conjugaison, à toutes les personnes et tous les groupes). 

    Pour cela, il faudrait que tous les éditeurs reviennent sur leurs habitudes pernicieuses et rétablissent le passé simple dans un plus grand nombre de textes pour la jeunesse. Pour cela, il faut que les instituteurs prennent ce critère en compte dans leur choix de lecture, à l'heure des méthodes d'apprentissage de la lecture à base d'albums. Il faut aussi proposer aux enfants des lectures autonomes au passé simple, par exemple sous forme de morceaux choisis classiques adaptés.

    J'aimerais tant que les copains de mes fils aient aussi leur lot d'histoire au passé simple, grâce à l'école ! Accessoirement, si je pouvais de temps en temps leur lire des histoires en mode automatique, sans réfléchir, ça ne serait pas du luxe...

     


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    Le prédicat et la grammaire traditionnelle : allégorie.

     

    Plus d'un an après la publication des nouveaux programmes scolaires de 2016. la notion de prédicat fait parler d'elle, obligeant Michel Lussault, président du Conseil Supérieur des Programmes, à assurer le service après vente en ces termes :

    "C'est une nouvelle notion que l'on ajoute parce qu'elle permet de mieux présenter aux élèves la structure globale de la phrase"

    C'est à vrai dire la seule justification possible à l'introduction d'une nouvelle notion dans des programmes de grammaire que l'on juge, depuis que les programmes de grammaire existent, toujours trop chargés. 

    Si l'on fait le prédicat au CE2, c'est qu'on a allégé les programmes du cycle 3 (CE2-CM2) de l'enseignement des différents compléments (COD, COI, compléments circonstanciels). Ou plutôt, on simplifie l'analyse des compléments en distinguant seulement ceux qui complètent le verbe (les ex-CO) et ceux qui complètent "la phrase" (les ex-CC), en se privant de l'entrée sémantique qui facilitait l'analyse. 

    Bref, on ajoute le prédicat, mais on enlève les compléments. Sans cela, on prêterait le flanc à l'accusation de surcharge. Mais le CSP a une excuse : le prédicat servirait à mieux préparer l'étude des différents compléments à partir de la 5e.

    Comment cela ? 

    C'est qu'il faudrait d'abord familiariser les jeunes élèves à la structure binaire de la phrase (autrefois, on disait "logique") : on parle de quelque chose (le sujet) et l'on en dit quelque chose (le prédicat). 

    Enseignant à des élèves plus grands, je partage le constat que beaucoup d'élèves n'ont pas l'intuition claire de cette structure.

    Leurs phrases complexes se terminent en queue de poisson, les propositions subordonnées de circonstance ne sont suivies d'aucune proposition principale, les sujets un peu longs amènent l'ajout d'un "qui" avant le verbe, transformant la phrase en phrase non verbale. 

    Il est louable de vouloir corriger cet état de fait. Mais le problème de mes élèves de collège ou de lycée n'est pas tellement un problème de phrase simple, mais de phrase complexe. C'est à partir du moment où l'on fait intervenir des propositions subordonnées (avec de nouveaux verbes, des pronoms relatifs ou des conjonctions) que les élèves sont perdus. Je vois rarement des phrases courtes et simples poser problème, autant en lecture qu'en écriture. Les élèves repèrent leur sujet et attendent le verbe conjugué qui va en dire quelque chose.

    Mais ils n'arrivent pas à reporter cet effort d'attention "logique", qui met en tension les deux pôles de la proposition, dans des ensembles plus fournis. Leur problème n'est pas un problème de prédicat qui serait mal "senti", mais d'une surcharge cognitive due à l'abondance des mots et des idées dans la phrase complexe. Attentifs à déchiffrer un sens complexe, ils en oublient le début de la phrase. 

    Autre facteur d'erreur : une familiarité insuffisante avec les phrases complexes. Lisant peu, et des textes trop simples, ils n'ont pas éprouvé cent fois la nécessité de suspendre le sens de ce qu'on lit en attendant la suite.

    Lire une phrase complexe se rapproche de l'art du jonglage : on lance une balle en l'air en attendant qu'une autre vienne prendre sa place. Nos élèves sont comme des jongleurs débutant qu'on force à jongler directement avec quatre balles. Le résultat est parfois comique...

    Ainsi, vouloir à tout prix attendre d'installer un instinct de la logique de la proposition avant de véritablement faire de l'analyse grammaticale, c'est un contresens quant aux difficultés que rencontrent les élèves. On va les faire s'entraîner des années à lancer une balle et à la rattraper avec l'autre main : ce n'est pas comme cela qu'ils apprendront à jongler...

     

    Lycéen en train d'essayer de lire une phrase complexe.

    En plus, il faut le redire : on n'a pas besoin du prédicat pour installer cet instinct ! L'analyse grammaticale sémantico-logique à l'ancienne convient parfaitement. En s'entraînant à repérer sujet et verbe conjugué, les différents compléments du verbe, on perçoit forcément intuitivement la cohérence des phrases qu'on lit, ou l'incohérence des phrases qu'on corrige. (Évidemment, cela ne fonctionne que si la grammaire est très tôt ancrée sur une pratique régulière et structurée de la lecture et de l'écriture.)

    Mais qu'on ait senti le besoin d'ajouter l'étude du prédicat en cycle 3, d'en faire le "prédicament" (la catégorie englobante) des autres fonctions grammaticales, que des instituteurs défendent cette introduction comme quelque chose qui peut les aider avec leurs élèves, c'est le symptôme non pas d'une insuffisance de la grammaire traditionnelle, mais de la manière dont celle-ci est perçue et pratiquée par beaucoup de ceux qui l'enseignent. 

    Si l'on estime que le prédicat doit "préparer" l'étude des CO et CC, c'est que cette étude est perçue, à tort, comme difficile, rébarbative et surtout purement formelle. Le formalisme traditionnel serait revitalisé par l'étude du prédicat. 

    Ce diagnostic est erroné dans le sens où la grammaire vraiment "traditionnelle", celle d'avant les années 70, ne séparait pas la logique (le sens) et la forme (la syntaxe), comme l'a fait celle qui l'a suivie. 

    C'est récemment que l'on s'est mis à enseigner une grammaire sans âme, où le contenu sémantique des mots et la logique de la proposition, ne sont plus pris en compte. On espère faire repérer les CO par une série de manipulations (suppression, déplacement, reformulation) destinées à prouver l'appartenance de tel ou tel groupe de mot à une fonction. Ce faisant, on anesthésie la sensibilité grammaticale des élèves, remplaçant la perception d'une logique de la phrase par des "trucs" censés assurer la reconnaissance des différentes catégories grammaticales. 

    Or, les programmes de 2016 en rajoutent une couche dans la dé-sémantisation de l'analyse grammaticale. Et on espère apporter un supplément d'âme à la grammaire, repoussant le moment où il faudra s'attaquer aux choses sérieuses (et ennuyeuses, et formelles)... Pourtant, il est possible de faire de l'analyse grammaticale dès les petites classes de primaire, de manière à renforcer et structurer l'intuition linguistique  des jeunes élèves, et sans prédicat ! J'avais même montré qu'une véritable analyse grammaticale "à l'ancienne" ne pouvait pas être faite sans cet appel à l'intuition.

    Quant à une étude logique de la composition binaire des phrases simples, sa place est à mon avis en début de collège, pour reprendre les notions vues au primaire de manière un peu différente. C'est ce que j'ai longtemps fait en 6e et 5e, en commençant l'année avec la notion très traditionnelle de la "proposition" : une proposition permet de dire quelque chose "à propos" d'un sujet. Ce "propos", c'est le prédicat ! cette notion si évidente quand on sait déjà analyser, vraiment analyser, de manière à la fois syntaxique et sémantique, une phrase simple. 

     


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    Le Moi romantique expliqué avec des  petits dessins

     

    Avec les élèves, parler des mouvements littéraires est très intéressant, mais parfois un peu vain. On rappelle les grandes figures, les grands moments, les grandes caractéristiques. Mais quand il faut s'en servir pour parler des textes, ça tourne très vite au plaquage généralisé. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la "portabilité" de l'histoire littéraire est décevante !

    C'est d'autant plus le cas avec le romantisme, mouvement littéraire foisonnant et protéiforme. J'ai longtemps aligné des clichés représentatifs (la solitude, la mélancolie, le rôle de l'amour, etc.) mais l'ensemble, bien que passionnant, était assez inutilisable. 

    J'ai donc pensé à synthétiser tout cela dans un schéma explicatif qui essaie de relier un peu tous ces éléments de manière à montrer leurs rapports. Cela donne une sorte de cartographie existentielle du romantique, coincé entre un monde qui le rejette et un idéal absent, grevé par ses états d'âmes et toujours en recherche d'échappatoires pour retrouver un peu d'idéal dans ou hors du monde. 

    Peut-être n'est pas très orthodoxe universitairement parlant, mais c'est très opératoire face à un texte. Quel est l'idéal dans le roman ? Quelle solution s'offrent au personnages pour sortir de son état ? 

     

     

     

     


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    Professeur néotit en phase d'être titularisé. 

     

    Et si le Choixpeau magique de Poudlard classait les profs comme dans Harry Potter, ça donnerait quoi ? 

     

    1/ Les Serdaigle

    Les profs de la maison Serdaigle aiment le savoir. Ils adorent leur discipline et ont choisi ce métier pour en faire le centre de leur vie professionnelle. 

    Ils ont l'avantage de pouvoir communiquer leur passion plus que d'autres, et plus que d'autres, ils peuvent voir ce qu'il faut transmettre ou pas aux élèves, dans quel ordre, dans quel but. 

    Mais ils ont parfois les défauts de leurs qualités. L’œil rivé sur leur discipline, ils peuvent oublier les élèves réels et hésiter à sacrifier des connaissances chèrement acquises pendant leurs études. Ils refuseront d'enseigner une version d'un savoir jugée obsolète, alors même que cette version est la plus à même d'être comprise et utile aux élèves. 

    Ils pestent, souvent à raison, parfois à tort, sur le niveau des élèves. Le danger ultime est chez eux d'accepter de ne s'adresser qu'à une partie des élèves, ceux qui sont capables d'apprécier les savoirs qu'ils estiment devoir transmettre.  En cela, la maison Serdaigle n'est parfois pas loin de celle des Serpentards.

     

    2/ Les Gryffondor

    Ceux-là font ce métier pour les élèves. Éducateurs dans l'âme, ils veulent que les élèves deviennent meilleurs. Mais cette amélioration n'est pas seulement dans leur tête liée à une discipline, ni même à des critères scolaires comme la réflexion, l'expression ou la rigueur. Ils envisagent l'élève comme un tout. Leur ambition : faire de l'élève un homme bon, dans tous les sens du terme. 

    Ils sont volontiers bienveillants avec les élèves, leur accordent du temps, discutent avec eux. Ils prennent en compte l'individualité de l'élève et tentent de faire qu'il se mette lui-même au travail ; c'est-à-dire qu'ils cherchent à faire que l'élève désire de lui-même devenir "meilleur". 

    Vaste programme, qui échoue forcément, ou plutôt qui ne marche jamais autant que les Gryffondor le désireraient. Allez donner à quelqu'un le désir du bien...

    Surtout, ils oublient qu'il faut bien prendre ce projet d'amélioration par un bout, dans un système scolaire et dans une société donnée. Et ce bout, c'est l'école, les savoirs, les disciplines constituées. Leur devise, Tota in totis, leur fait courir plusieurs lièvres à la fois, et non des moindres : raisonnement, morale, civisme, autonomie, liberté, vivre-ensemble...

    Finalement, ce sont parfois les savoirs qui sont oubliés au passage. En cherchant à atteindre des buts chimériques ou hors de portée, les Gryffondor lâchent la proie pour l'ombre. 

     

    3/ Les Poufsouffle

    Les élèves et le savoir ne sont pas la priorité des membres des Poufsouffle. Ceux-ci respectent le système. 

    Examens à faire passer, orientation à préparer, injonctions du Ministère à satisfaire, réformes à mettre en oeuvre, il y a des tas de choses à faire pour que le système continue à fonctionner. 

    Et on ne saurait les blâmer. Sans eux, pas d'école qui marche. Il serait illusoire de croire qu'une institution chargée de millions d'élèves puisse fonctionner par simple goût des savoirs ou souci des élèves. 

    En outre, un prof de Poufsouffle qui prépare ses élèves à réussir les examens, à remplir les critères qu'on leur demande de remplir, c'est une chance pour ces élèves. Ils ont besoin de croire que le système sert à quelque chose. D'ailleurs, toutes ces composantes sont utiles, au moins en partie. Les examens permettent d'examiner, au moins un peu. Les réformes permettent de réformer, au moins un peu. L'orientation oriente, comme elle peut. Quant aux injonctions, il leur arrive d'avoir un sens. 

    Le problème, c'est quand on adhère si bien au système qu'on en oublie son utilité véritable : la transmission des savoirs pour rendre les élèves meilleurs. Les Poufsouffle oublient parfois ce qu'aucun Serdaigle ni aucun Gryffondor n'oublie.

    En outre, à force de perpétuer le système, il est difficile de savoir quand il faut le changer, ni comment, ni pourquoi. 

    Evidemment, nous sommes tous un mélange de ces trois maisons. Personnellement, je me sens très Serdaigle, plutôt Gryffondor, et pas du tout Poufsouffle. 

    Mais il reste une maison. Osons passer du côté obscur pour voir ce qui s'y passe. 

     

    4/ Les Serpentards

    Malheureusement, il y a des Serpentards pur-jus dans l'Education nationale. Les vrais, les durs, ce qui ne pensent ni aux élèves, ni aux savoirs, ni à l'institution, mais à eux-mêmes. N'en faisons pas trop : il y a déjà suffisamment de bashing anti-prof. Mais il est vrai qu'il y a quelques profs (on en connaît tous un) qui mériteraient de subir un bon Stupéfix, jusqu'à la fin de leur carrière. 

    Le Serpentard peut être fainéant, insinuant, semeur de zizanie, toxique, voire dangereux pour les élèves. Le fait est là : l'Education nationale n'arrive pas à se passer de ce pourcentage infime, mais réel. 

    Cependant, je serais prêt à soutenir qu'un bon prof a besoin d'un petit côté Serpentard. Imaginez une combinaison de Serdaigle, de Gryffondor et de Poufsouffle en un seul prof, ou dans une seule salle des profs. Quelle figure imposante pour les élèves ! 

    Encore, à l'école primaire, où les enfants ont besoin de repères stables, autant cognitifs qu'affectifs ou institutionnels. Mais à l'adolescence, les élèves ont besoin d'avoir des hommes et des femmes en face d'eux, pas des divinités pleines d'ambition intellectuelle, de bons sentiments ou de sérieux. 

    Il faut savoir parler Fourchelangue avec eux, prendre en compte le rejet qui est souvent le leur de l'école, des savoirs et des adultes qui leur veulent du bien. 

    Un peu de distance, d'ironie, d'humour noir et de politiquement incorrect ne peuvent faire que du bien pour ce faire. 

    Plus égoïstement (en vrai Serpentard), il faut parfois se moquer un peu de son métier, de soi-même, des élèves pour tenir. Le cynisme, à dose homéopathique, est une bonne médecine. Les profs le savent bien, qui disent des vacheries sur les élèves en salle des profs pour décompresser, tout Serdaigle, Gryffondor ou Poufsouffle qu'ils soient. Et il serait malvenu à un des membres "purs" de ces maisons de s'en offenser.

    *** 

    Bon, cette description en dit peut-être plus long sur moi que sur les profs, c'est possible. Mais je trouve que ça marche pas mal, tout de même !

    J'attends maintenant les profs en Pokémon...

     

     


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    Quand une locomotive progressiste rencontre une locomotive réactionnaire.

    Ces deux dernières semaines, on a vu se multiplier les interventions médiatiques visant à définir les camps en présence dans le champ pédagogique. 

    Laurence De Cock du collectif Aggiornamento et Grégory Chambat du groupe Questions de classes renvoient dos-à dos "réac-publicains" et libéraux dérégulateurs, au profit d'une "pédagogie critique" (en fait, la pédagogie moderne libérée de sa récupération libérale).  

    Alain Beitone, membre du GRDS (affilié communiste), propose une "troisième voie" pédagogique, une pédagogie "explicite". Il rejoint en cela feu-"La troisième voie" Bernard Appy, version française de la pédagogie explicite québécoise. 

    Le point commun ? L'amalgame entre des choix de méthode (B-A-BA, cours magistral, ou au contraire constructivisme et méthodes actives) et des orientations politiques. Certaines sont réacs, essentiellement de droite ; d'autres sont progressistes, et donc de gauche. Certaines vont dans le sens du libéralisme ; d'autres dans le sens d'une démocratisation des savoirs émancipatrice. 

    Ma propre distinction entre modernisme et anti-modernisme n'emballe pas, à cause justement de son aspect apolitique. Il est vrai qu'il est classique de taxer d'idéologie ceux qui pensent pouvoir se passer de la politique pour analyser la réalité.

     

    Pour ma part, je ne pense pas qu'il y ait un lien essentiel entre les méthodes et l'orientation politique. Le principe de la technique est justement de pouvoir s'émanciper de la politique. 

    Je ne dis pas que certaines associations entre pédagogie et politique ne soient pas pertinentes, à une époque donnée. Ce fut le cas par exemple des méthodes coopératives de Freinet et du communisme. 

    Mais ces associations sont faites pour évoluer. Le parti communiste a cherché des noises à Freinet, l'associant à Vichy, ou au libertarianisme. Aujourd'hui, la pédagogie coopérative essaime dans les campus, dans l'école numérique de Xavier Niel, 42, etc. Les compétences de travail de groupe sont en effet extrêmement valorisées par les entreprises.

    De même, la pédagogie Montessori sert de caution à la montée des écoles hors-contrat, via le succès du livre de Céline Alvarez notamment. On est loin de l'inspiration catholique originelle de Maria Montessori.

    Le cours magistral, inventé en son temps pour permettre à chaque élève un discours adapté à son niveau, est perçu aujourd'hui par beaucoup comme un outil pédagogique autoritaire, "descendant", comme on dit. Et la dictée, instrument d'éducation du peuple sous la IIIe République, devient l'emblème d'une pédagogie réactionnaire et élitiste. 

    Ces reformulations politiques successives des techniques pédagogiques supposent chez elles une certaine indépendance idéologique. Les mouvements pédagogiques étant souvent définis par leurs finalités politiques (souvent de gauche), il est compréhensible qu'ils tentent de préserver une certaine pureté idéologique, ce qui les amène à caricaturer leurs opposants. 

    ***

    Il n'y a donc pas lieu de classer les mouvements pédagogiques en réacs, libéraux, collectivistes. Il vaut mieux s'attarder à leur contenu objectif et, comme je l'ai proposé, ce à quoi ils s'opposent, qui constitue leur véritable point commun, au-delà de l'immense variété dont ils font preuve. 

    Ne soyons pas naïf : les récupérations politiques existent. Les anti-modernistes sont récupérés par la droite extrême et l'extrême droite. Idem pour les modernistes et une branche du libéralisme politique. C'est d'ailleurs ce qui devrait faire réfléchir à deux fois ceux qui accusent le camp d'en face de libéralisme ou de fascisme. 

    Mais il faut avoir conscience que l'histoire de la pédagogie est l'histoire des récupérations successives des techniques pédagogiques. Élaborées dans certains contextes politiques, elles prennent paradoxalement leur indépendance en passant successivement de main en main, de droite à gauche.

    Il faudrait aujourd'hui cesser de juger ces techniques sur leurs caractéristiques politiques. Halte au délit de faciès. Un éclectisme contemporain, capable de piocher ici et là en fonction d'un projet d'éducation et d'instruction, doit pouvoir faire abstraction du politique au moment de choisir les moyens pour le mettre en oeuvre. 

     


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