• Utiliser les morceaux choisis pour construire une culture littéraire

     

    Et maintenant, un Proust 1913. La structure d'un Balzac, des notes de Flaubert et des Mille et une nuits. Un bon cru.

     

    Le déficit culturel des pratiques de lecture actuelles

    Les "lectures cursives" sont ancrées dans les mœurs depuis longtemps. On donne des livres à lire à la maison : il faut les faire acheter en librairie ou bien en distribuer une "série" issue des fonds du collège. Puis : fiches de lecture, exposés, leçon de synthèse, choix d’extraits à lire qu’il faut justifier, revues critiques... Tout est bon pour faire parler et faire réfléchir sur ce qui aura été lu. Mais surtout, que cela ne prenne pas trop de temps ! Il ne faut pas empiéter sur les "séquences" d'étude d’une "œuvre intégrale" ou bien d’un "groupement de textes".

    Le problème est qu’on ne peut pas le faire de trop nombreuses fois. Il faut avoir un sacré pouvoir de conviction et d’entraînement pour faire lire davantage que les trois œuvres intégrales et les trois lectures cursives exigées par les programmes de français actuels. Mais alors, quel manque pour la culture des élèves ! Quelles lacunes dans leurs connaissances des genres, des univers de fiction, des époques, des styles et des finalités de la littérature !

    Le manque à gagner est d’autant plus important que la mode veut que l’on réserve les créneaux de lecture cursive à des œuvres contemporaines ou à de la littérature de jeunesse. Il s’agit de "donner le goût de lire" : la dimension "patrimoniale" du programme de littérature est cantonnée à la classe, et la "lecture-plaisir" est censée occuper la place laissée libre, celle de la maison et des loisirs.

    On cautionne ainsi la distinction entre une littérature scolaire, celle des fameux "classiques", et une littérature non scolaire. Ce n’est pas là la meilleure manière de faire saisir aux élèves la vitalité de ces classiques. C’est aussi une manière parfois assez contre-productive de coloniser leur temps libre en lui ajoutant des contraintes, qui plus est quand la lecture ainsi exigée est suivie d'une note.

    Cependant, assommer les élèves d’une suite de textes classiques illisibles n’est pas une solution. La plupart d'entre eux a besoin de la médiation de l’enseignant, et cela jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire, tant leurs capacités de lecture autonome sont faibles. Le comble est atteint quand ce sont les parents d’élèves qui s’inquiètent, souvent légitimement, des lectures de leur enfant, exigeant qui des listes de "classiques" afin de le préparer à la suite de leurs études, qui des propositions de lectures correspondant à leurs goûts. L’intervention des parents dans ses affaires délicates est rarement d’une efficacité durable auprès de leur progéniture adolescente.

    Dans un article récent, j’ai proposé de remettre au goût du jour les recueils de longs morceaux choisis qui ont accompagné les élèves de l’école primaire des années 30 aux années 70. Il s’agit d’extraits longs (jusqu’à une quinzaine de pages), chapitrés pour permettre une lecture discontinue, annotés et élagués pour en faciliter la compréhension. La langue en a été simplifiée, afin de ne pas créer de difficulté insurmontable à la lecture, les rapprochant de la langue contemporaine, celle des œuvres pour la jeunesse notamment. Naturellement, on a évité de trop simplifier pour ne pas perdre l'intérêt lexical, syntaxique et culturel de ces lectures. Surtout, ces extraits sont choisis pour leur intérêt thématique en rapport avec l'âge et les centres d'intérêt des élèves.

    Ces manuels, remplis à ras-bord d’extraits conséquents d’œuvres classiques ou moins classiques, sont le chaînon manquant dans le travail de constitution d’une culture littéraire et d’éducation au plaisir de lire.

    En effet, ils permettent de faire le lien entre les lectures faites en classe et les lectures faites à la maison, entre les classiques et les lectures plus récentes, entre l’extrait court et la lecture intégrale. Je voudrais donner des exemples d’utilisation en classe de ces "lectures longues", caractérisée par sa souplesse et sa diversité. Toutes sont tirées de mon blog "Lectures choisies", sur lequel se trouvent des extraits numérisés depuis à partir de manuels anciens ou d'adaptations pour la jeunesse, et d'autres conçus par mes soins, dans le même esprit .

     

    Des lectures complémentaires

    Tout d’abord, un long morceaux choisi est lu rapidement. On peut le donner à lire d’une semaine sur l’autre, et éventuellement dans des délais plus courts, au lycée notamment. Il est donc possible d’accompagner, de préparer ou de prolonger la lecture d’une œuvre intégrale par quelques textes servant de points de comparaison. L’étude d'une pièce de Racine trouve avantage à être mise en rapport avec un extrait long d’une tragédie de Shakespeare et le résumé de l'histoire d'Oreste et Électre. Inversement, la lecture cursive d'une dystopie "jeune-adulte" trouvera un écho certain dans celle du passage de Candide en Eldorado.

    Les programmes du lycée de 2008 avait introduit l'idée de "documents complémentaires" qui étaient eux aussi chargés de mettre en perspective les textes étudiés en classe. Malheureusement, ceux-ci, trop courts, sont vite oubliés car ils ne peuvent susciter les mécanismes d'immersion dans la fiction et d'identification avec les personnages qui sont nécessaires pour assurer une véritable mémorisation. En outre, ils ont peu de chance de toucher le cœur et l'esprit des élèves, qui les perçoivent davantage comme les artefacts pédagogiques qu'ils sont que comme des viatiques donnant le goût de la lecture. Les professeurs de lycée sont obligés de les commenter très vite, pris par l'exigence de leur programme, et la complexité naturelle de ces extraits classiques les rend peu compréhensibles de manière autonome par les élèves.

    Les longs morceaux choisis sont idéaux pour jouer ce rôle de "lectures complémentaires". Ils forment de vraies lectures, susceptibles d'être lues avec plaisir ou curiosité. Ils sont abordables par leur langue simplifiée et par leur taille réduite. Ils sont immédiatement mobilisables, si le professeur découvre par exemple une lacune dans la culture littéraire des élèves lors d'une leçon ou d'une conversation.

    Quelques exemples au collège. Pendant un chapitre sur la "Naissance des hommes et des dieux", je fais lire une lecture sur les naissances extraordinaires des dieux grecs, que je prolonge par la naissance extraordinaire de Gargantua. J'ai auparavant intercalé entre le récit de la création du monde et celui de la création des hommes le récit de la guerre des dieux contre les géants ; pour préparer l'étude de La Fontaine, les fables d’Ésope qui ont inspiré les grands classiques du premier livre des Fables (pour remobiliser les lectures faites à l'école primaire). Mon rapide parcours de représentations picturales anciennes des épisodes marquants de l'Iliade trouve son aboutissement dans la lecture d'une lecture centrée sur les rapports d'Achille et Patrocle dans le récit d'Homère. Et cela ad libitum.

    On peut ainsi contourner la difficulté de certaines lectures intégrales (Micromégas en 4e, Voyage au bout de la nuit en 3e), en faisant analyser des extraits courts de ces œuvres, dans leur langue d'origine, en même temps qu'on en fait lire des extraits longs, élagués et simplifiés : la "boucherie" guerrière de la première partie du Voyage et les périples terrestres du géant Micromégas, dont on a ôté les chapitres de dialogue philosophique, inabordables au collège (ce qui n'empêche pas de faire étudier un court extrait de ces dialogues pour en goûter la saveur, avec l'indispensable étayage du professeur).

    Mais ces liens établis entre des lectures cursives (par extrait et intégrales), groupements de textes et œuvres intégrales, ne doivent pas masquer l'éventail de possibilités qu'ouvre aux professeurs le recours aux longs morceaux choisis. En effet, c'est entre ces morceaux choisis eux-mêmes que l'on peut faire découvrir des rapports.

    J'ai ainsi imaginé ce que j'appelle des "fils rouges" qui relient différents extraits entre eux. En 4e, je répartis dans l'année une lecture sur Gargantua, rappel du programme de 5e (souvent, Rabelais est laissé de côté : mes lectures permettent de rattraper ce manque), une lecture des Voyages de Gulliver, à Lilliput, puis à Brobdingnag, et enfin, en point d'orgue, celle du Micromégas de Voltaire. La figure du géant est ainsi abordée, retrouvée, et permet un intéressant travail de comparaison. Surtout, la création d'un complexe d'histoires et de personnages en rapport entre eux facilite leur mémorisation par l'élève.

     

    Des lectures en réseau

    Les lectures constituent ainsi un réseau où chaque texte renvoie aux autres textes. C'est en effet par la comparaison, la recherche très simple de points communs et de différences, que l'on peut constituer une véritable culture, c'est-à-dire un ensemble de connaissances dont l'organisation prend la forme d'un système. Cette fois, c'est la pratique de la lecture en réseau, propre à l'école primaire, que les morceaux choisis longs permettent de mettre vraiment en pratique. Au lieu de se cantonner à de la "littérature de jeunesse" et à des albums, on peut introduire très tôt des extraits classiques, aussi vite lus qu'un court roman pour enfant. Surtout, cette pratique peut s'étendre au collège et au lycée, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui, à cause des limites des capacités de lecture de nos élèves : il est difficile, mais possible, de mettre des œuvres de littérature de jeunesse en réseau, pas des classiques.

    Ces comparaisons peuvent faire l'objet de courtes conversations, ce que j'appelle des "comptes-rendus de lecture". Pour la forme, je demande aux élèves de réfléchir aux mots-clefs qui peuvent résumer le passage qu'ils ont lu. Les élèves qui n'ont pas tout compris peuvent ainsi se rattraper. Il s'agit surtout d'amorcer la discussion sur la singularité de cet extrait, en en dégageant des caractéristiques générales. Le vocabulaire littéraire est naturellement mobilisé : genres, tons, finalités, types d'histoire ou de personnage. Les élèves apprécient grandement ce genre de conversation informelle, et font souvent preuve de davantage d'intérêt et de pertinence que lors de l'explication d'un extrait court.

    La comparaison peut prendre davantage de temps et faire l'objet d'une leçon plus longue. J'ai ainsi fait comparer à des quatrièmes des extraits d'Un cœur simple de Flaubert, du Parapluie de Maupassant et de Germinal de Zola (extrait centré sur le personnage enfantin de Jeanlin). Cela nous a permis de dégager des différences narratives, thématiques, tonales, mais aussi quelques caractéristiques communes, qui nous ont fait rapprocher les trois auteurs naturalistes (je n'ai naturellement pas demandé aux élèves d'apprendre ce "gros" mot).

    ***

    On peut imaginer mille autres usages des longs morceaux choisis. Ma pratique n'est que balbutiante. Mais ce qui est sûr, c'est que ce nouveau type de support, disparu de l'école primaire depuis une quarantaine d'années, et jamais apparu dans le secondaire, serait d'une grande utilité pour construire la culture littéraire des élèves.

    Grâce à eux, les élèves auraient accès à des textes plus divers. C'est l'ensemble de la littérature classique qui peut s'inviter beaucoup plus tôt dans la liste des lectures enfantines et adolescentes. Pas besoin d'attendre que l'élève ait la capacité de comprendre l'intégralité de l’œuvre d'origine pour la lui donner à lire.

    En outre, c'est la quantité de textes lus qui peut considérablement augmenter. On ne rechignera pas à faire lire un extrait long pendant la période où l'élève doit lire une lecture cursive, pendant l'étude d'un groupement de textes ou d'une œuvre intégrale.

    Surtout, ces deux conquêtes ne se font pas au détriment de l'implication de l'élève dans la lecture. Celui-ci peut procéder à une véritable "lecture littéraire", telle que la préconise la didactique contemporaine du français, et pas seulement sur des œuvres écrites pour la jeunesse.

    Je ne préconise pas d'abandonner la lecture des œuvres intégrales, par extrait, abrégées ou adaptées, ni les extraits courts, indispensable si l'on veut mener un travail d'analyse littéraire. Mais il manque depuis longtemps un maillon intermédiaire, qui apporterait souplesse et diversité au travail du cours de littérature. Espérons que cela puisse être un jour le cas.


  • Commentaires

    1
    MF
    Mercredi 22 Avril 2015 à 09:23

    Excellente idée, ces longs extraits choisis. Cela permet de faire beaucoup lire sans faire trop acheter (car on est aussi limité par la crainte de peser trop sur le budget des familles). Mais je suppose qu'on est limité aux extraits qui ne sont pas soumis aux droits d'auteur ? Merci pour ce blog très intéressant et constructif, je reviendrai par ici, je crois !

    2
    Chemin
    Mardi 10 Septembre 2019 à 00:59
    Oui, oui, cent fois oui. J'en rêve aussi de ces livres de lecture de ma scolarité primaire pleins de textes, de jolies illustrations, sans questions et qui nous baladaient d'un auteur à l'autre, d'un roman a un autre, d'une époque à une autre sur quelques pages ! Quel enrichissement culturel ! et presque sans effort !
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