• Les E.P.I. : O.P.A. sur l'interdisciplinarité !

     

    Ouhhhh ! le vilain enseignement purement disciplinaire d'autrefois !!!

     

    Les EPI sont la grande nouveauté de la réforme du collège annoncée par la ministre Najat Valaud-Belkacem. Ces Enseignements Pratiques Interdisciplinaires sont des créneaux horaires spécifiquement consacrés à des "projets pratiques" conçus et éventuellement animés par plusieurs professeurs de matières différentes.

    Si l'on a voulu introduire ce "20 % interdisciplinaire", c'est qu'on juge en haut lieu que le collège actuel manque d'interdisciplinarité, engoncé qu'il est dans un cadre purement disciplinaire. Selon certains, les élèves débarqueraient en 6e dans un monde déstabilisant, aux horaires fractionnés, aux frontières intellectuelles hermétiquement closes.

    Cette vision des choses repose sur l'oubli de l'interdisciplinarité essentielle aux matières telles que définies à l'origine. Une discipline constituée est rarement à l'état pur, surtout à l'école. En tout cas, ce ne fut pas le cas jusque dans les années 70. En primaire, le français était étroitement lié aux leçons de choses. Au lycée, langues anciennes, histoire littéraire et histoire se mêlaient jusque dans les sujets de bac. Dans les Écoles Primaires Supérieures, puis dans les Cours complémentaires, les mathématiques se pratiquaient dans des exercices d'arpentage. Autant de preuves que l'enseignement des disciplines n'est pas forcément synonyme de cloisonnement intellectuel.

    Ou plutôt, il ne l'était pas jusqu'aux réformes des années 70, moment où les matières se sont spécialisées. On pense aux "maths modernes" et au rejet des unités de mesure dans la pratique du calcul, qui a contribué à séparer inexorablement les mathématiques et la physique. On pense à la minoration de la pratique du dessin géométrique, clef de voûte à la fois de l'enseignement de la géométrie et de celui du dessin. Le rejet de l'histoire littéraire de Gustave Lanson a séparé les lettres de l'histoire : le vocabulaire technique du structuralisme, de la linguistique et de la narratologie font du cours de français un cours à part. Sans doute y a-t-il là une sorte d'orgueil revanchard de la part d'enseignants du secondaire lorgnant vers les hautes sphères universitaires, où l'air est forcément plus pur.

    Et aujourd'hui, au lieu de revenir sur cette longue agonie de l'interdisciplinarité interne aux disciplines, on préfère réparer les dégâts par l'ajout d'une interdisciplinarité externe. C'est que l'on ne pense actuellement l'interdisciplinarité que liée avec la notion de "projet". Seule la pratique conjointe de deux matières, dans un cadre temporellement limité, et hors de toute idée de programme et de progression, semble pouvoir recevoir l'appellation "d'interdisciplinarité".

    Les EPI : une OPA de la pédagogie par projet sur le concept d'interdisciplinarité.

    Tout cela au moment où certaines matières font leur aggiornamento et assument leur impureté constitutive. C'est le cas de l'histoire, où la didactique contemporaine préconise le recours systématique à l'activité d'écriture narrative, dans la lignée des travaux de Didier Cariou notamment. En histoire, on fait raconter, décrire, expliquer à l'écrit, et c'est comme cela qu'on fait apprendre des connaissances et des savoir-faire proprement historiques. En lettres, le technicisme est proscrit en théorie (bien que très présent dans la pratique) : il faut faire acquérir aux élèves des habitudes de "lecture littéraire", plus subjective et moins jargonnante.

    Les EPI entérinent donc la mort d'une forme d'interdisciplinarité, interne. Ils empêchent dans le même mouvement de remettre en cause le fractionnement des disciplines, contemporain des réformes pédagogiques modernistes. À contre-courant de l'histoire, continuons à enseigner de manière technicienne des matières étiques : les EPI feront le lien, 20 % du temps ! Alors qu'une vraie interdisciplinarité devrait occuper bien plus qu'un cinquième des horaires et devrait être intégrée bien plus intimement aux matières et au travail quotidien des élèves. L'externalisation et la sous-traitance de l'interdisciplinarité est une manière de scinder l'activité intellectuelle en deux, la rendant presque impossible. Voici venu le temps du manichéisme intellectuel.

    Il faut donc se dresser contre cette mesure, qui dévitalise l'enseignement des matières, ou plutôt, ôte tout espoir de les revitaliser un jour. Notre liberté pédagogique devrait nous permettre de faire cours de manière interdisciplinaire dans le cadre de notre matière. Moi, prof de français, je veux enseigner le français de manière interdisciplinaire !

    Mais, pour cela, il faut d'abord repenser des programmes cohérents entre eux et assumant leur impureté constitutive.

    Par exemple, le cours de français est le lieu rêvé pour faire de l'histoire culturelle : celle des pratiques et des représentations de l'écriture et de la lecture, de la sociabilité et de l'économie littéraire. La littérature du passé est aussi un formidable terrain d'application pour les connaissances d'histoire économique, d'histoire sociale, d'histoire des mœurs apprises en cours d'histoire. Elle est aussi son allié et son prolongement naturel : là où les professeurs d'histoire ne peuvent pas tout le temps rentrer dans le détail, pressés qu'ils sont par l'immensité de leur sujet, le français peut faire réfléchir sur la manière de vivre et de penser des hommes du passé.

    Plutôt que de faire un projet maths et géographie dans le cadre des EPI, remettons l'enseignement des éléments mathématiques de la cartographie aux programmes de l'école primaire. Au lieu de mêler une fois de temps en temps le calcul et les sciences physiques, "remathématisons" l'enseignement des sciences physiques. Au lieu de lorgner du côté de PISA pour faire de faux problèmes ouverts soi-disant en lien avec la vie quotidienne, proposons des problèmes mathématiques mettant en œuvre les unités de mesure dans un cadre scientifique.

    C'est ainsi que l'on pourra combattre ce projet de division du travail entre des cours disciplinaires fermés et des EPI ouverts.

    De tels programmes serait d'ailleurs susceptibles, tout naturellement, de susciter la collaboration des professeurs de différentes matières. Pourquoi ne pas travailler ensemble quand les programmes vont si évidemment dans le même sens ? Le travail d'équipe ne serait pas imposé par une répartition pré-établie, mais encouragé, rendu presque incontournable, à tous les niveaux et dans tous les cours.

    Des conseils d'enseignements réguliers, et rémunérés, pourraient être prévus, permettant de voir où et quand des convergences peuvent être faites. Les élèves pourraient par exemple travailler en même temps en histoire et en français sur une œuvre de l'Antiquité. Pas besoin de "co-animation" pour cela. Il suffit de se mettre d'accord de manière formelle ou informelle pour passer quelques heures ou quelques semaines à une découverte commune. Rien n'interdit d'ailleurs que ce travail prenne la forme d'un "projet pratique".

    Il ne faut donc pas s'appuyer sur le système actuel pour justifier le rejet des EPI et de la réforme du collège. Les EPI sont l'aboutissement d'une transformation déjà ancienne de la manière de construire les programmes et de percevoir l'identité des disciplines scolaires. Elles sont le prolongement du collège, ce "petit lycée bourgeois", et la justification du statu quo. Il n'y a pas lieu de jouer les disciplines contre interdisciplinarité. Il faut réclamer l'expression libre et collective de l'interdisciplinarité dans les disciplines, dans le cadre de véritables programmes riches, cohérents et progressifs.


  • Commentaires

    1
    Jeudi 12 Mars 2015 à 15:03

    Très bon papier. Merci encore une fois.

    Deux remarques : 

    1- C'est ainsi que l'on pourra combattre ce projet (de) division du travail entre des cours disciplinaires fermés et des EPI ouverts.

    2- "Il ne faut donc pas s'appuyer sur le système actuel pour justifier le rejet des EPI et de la réforme du collège. Les EPI sont l'aboutissement d'une transformation déjà ancienne de la manière de construire les programmes et de percevoir l'identité des disciplines scolaires. Elles sont le prolongement du collège, ce "petit lycée bourgeois", et la justification du statu quo."

    J'ai le cerf-volant en ce moment. J'ai une référence qui peut me permettre d'inférer le sens http://michel.delord.free.fr/laisant-educdemain.pdf

    Est-ce que tu fais référence précise à ce texte ou est-ce plus large. Peux-tu donner une explication, s'il-te-plaît ? 

     

    2
    Jeudi 12 Mars 2015 à 17:15

    Salut,

    Merci pour la correction.

    Je ne faisais pas référence à Laisant et j'aurais bien été incapable de dire d'où venait cette idée. Mais je pense effectivement que c'est de là que je la tiens. Delord en reparle (très bien) dans on dernier pavé.

    Beaucoup de gens critiquent actuellement le collège "petit lycée", mais ce sont les mêmes qui applaudissent le collège unique, qui a entériné la victoire du modèle secondaire (avec quelques hybridations, notamment grâce aux CEG) sur le modèle primaire de la scolarité post-élémentaire.

    3
    Vendredi 13 Mars 2015 à 15:20

    Pourtant, je l'ai lu au moins une fois et d'ailleurs il fallait que je fasse quelques commentaires sur Néo, notamment sur le passage où il cite Laisant parlant du passage des humanités aux sciences comme matière d'excellence et de formation de l'esprit. 

    En tout cas, les remarques que tu fais tout au long du texte donnent beaucoup à espérer et j'ose croire que tu auras l'envie, le temps et le courage de prolonger ta réflexion sur : école primaire supérieure, cours complémentaire, primaire et secondaire tout au long du XXe siècle, étude de l'interdisciplinarité interne et externe. Ce sont de gros morceaux à déterrer. Il va falloir creuser large et profond. Pour ma part, je vais essayer de me concentrer sur l'enseignement des maths au primaire et suivre le débat Brissiaud-Delord-etc. sur interro écrite et ailleurs. 

     

     

    4
    Manon
    Dimanche 12 Avril 2015 à 23:42

    Bravo pour cet article très clair avec lequel je suis 100% d'accord.


    Les EPI masquent le problème des enseignements trop spécialistes et technicistes, et rigidifient ce qui a déjà lieu, tout en poussant au "zapping".


    Nous n'avons pas attendu les EPI pour faire écrire ensemble, avec la collège d'H-G, des lettres de poilu imaginaires aux élèves, entre autres exemples.

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