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L'élève, le manuel et le hanneton
Exemple de pédagogie livresque et encyclopédique pratiquée après guerre.
Les manuels d'aujourd'hui font-il plus réfléchir que les manuels d'autrefois ?
C'est ce qu'on pourrait penser en lisant l'article consacré par Stéphane Bonnery, sociologue, à la comparaison entre les manuels actuels et les manuels d'après-guerre, dans Supports pédagogiques et inégalités scolaires.
L'exemple emblématique en est la leçon consacrée en primaire à ce pauvre hanneton, symbole d'une pédagogie obsolète et rétrograde.
J'ai repris le dossier et arrive à des conclusions assez différentes.
Rendons justice à cet animal injustement décrié.
L'élève, le manuel et le hanneton.
Les manuels d'aujourd'hui font-ils plus réfléchir que les manuels d'autrefois?
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Commentaires
Ah, les fameuses leçons de chose, les sujets qu'elles abordent, et leur séquencement. Tout ce qui fait que je me suis systématiquement débarrassé des quelques manuels de sciences et de géographie que mes parents et grands-parents avaient conservés (cela ne leur a pas plu, d'ailleurs). Pour un passionné de science comme moi, c'était une obligation, même si à l'époque je ne pouvait dire techniquement pourquoi.
Comme vous l'avez compris, je suis particulièrement critique de l'ancien enseignement des sciences, pour plusieurs raisons. La première, que vous avez mentionné dans l'article, c'est le fait que les concepts abstraits sont enseignés "de manière bien moins systématique et explicite, au moins jusque dans les années 70". Deuxièmement, je ne comprends pas du tout la place donnée à l'intuition/induction dans ces manuels. Mais surtout, pourquoi choisir des sujets de leçons aussi spécifiques ?
J'ai lu de nombreux manuels de cette époque, et je dois avouer que les sujets concrets abordés relèvent de l'étude de cas tellement spécifique qu'elle en devient nuisible pour l'induction ! C'était si compliqué d'aborder des sujets et concepts un chouia plus abstraits, au lieu de focaliser sur des délires de naturalistes ? Pourquoi parler de l'escargot ou du hanneton en détail, alors qu'on pourrait parler des mollusques et des insectes et en donner plusieurs exemples ?
Les recherches développementales ont montré que les enfants ont beaucoup de mal avec les concepts subordonnés, même s'ils sont à l'aise avec les concepts du niveau de base, et qu'ils ont des capacités à induire des concepts supra-ordonnés assez bonnes. Mieux : les concepts de niveau supra-ordonné sont acquis avant les concepts subordonnés, qui demandent une grande quantité de connaissances antérieures abstraites pour être acquis : le développement des catégories va du général au particulier, contrairement à ce qui est requis pour la méthode intuitive ! La majorité des catégories connues des enfants, ou qu'ils acquièrent de manière intuitive, sont des catégories de niveau de base, qui beaucoup plus abstraites que les sujets ultra-concrets abordés dans les manuels anciens.
Pire : ces recherches ont montré que les enfants sont parfaitement capables de catégorisation non-perceptive, et qu'ils gèrent parfaitement les analogies et la catégorisation non basée sur l'observation. Alors pourquoi les manuels anciens mettent-ils un si fort accent sur l'observation, qui ne peut rien donner de bon conceptuellement parlant ?
C'est un fait : les concepts ne sont pas là dans la majorité des manuels, ou alors d'une manière beaucoup trop inutilisable pour les enfants. C'est vrai que certains laissent parfois échapper un chapitre récapitulatif, qui aborde le concept général qui correspond aux chapitres précédents, mais c'est très rare.
Par exemple, j'ai vu de nombreux livres où on voyait le granite, le grès, les conglomérats, le sel, mais sans voir les roches magmatiques ou sédimentaires, voire même, sans voir les roches tout cours... Je me demande bien ce que l'élève a bien pu déduire de ces observations, mais une chose est sûre : ce devait être une catastrophe pour ses futurs professeurs de géologie.
De plus, la démarche inductive utilisée dans ces leçons de choses est tout sauf adaptée pour des enfants de cet âge, dont la capacité de la mémoire de travail ne leur permet pas d'être efficace pour des tâches de comparaison. Ces leçons sont la pire manière possible pour former des concepts à partir d'exemples.
Idéalement :
- les exemples doivent être présentés les uns à la suite des autres, avec une succession très rapide à l'intérieur de la même séance : cela facilite le processus de comparaison et limite l'oubli des propriétés des instances à comparer ;
- les propriétés et éléments doivent être nommés : les études développementales montrent clairement que l’utilisation de labels verbaux favorise la catégorisation et la formation de concepts (que ce soit pour nommer une catégorie, une propriété ou un élément de celle-ci) ;
- les élèves doivent comparer les exemples deux à deux et progressivement éliminer les propriétés facultatives exemple après exemple ;
- le nombre de propriétés de chaque exemple doit aussi être relativement faible pour ne pas saturer la mémoire de travail ;
- le professeur doit comparer explicitement les exemples en mettant l'accent sur les points communs et les différences ;
- et enfin, le concept à induire doit être vu explicitement avant tout usage d'exemples, la connaissance de sa définition permettant à l'élève de focaliser son attention sur les détails pertinents pour le processus de comparaison ;
- pour les enfants, les catégories doivent être du niveau de base, celui avec lequel ils ont le plus de facilités.
Avec la leçon de chose :
- "Les manuels d'autrefois, à l'opposé, « étudiaient chaque élément un par un » ", séance par séance ;
- "les concepts ne sont pas tous nommés par leur nom", ce qui laisse passer des choses comme « Des animaux qui ressemblent à l'escargot » à la place du terme mollusque (rassurez-vous, j'ai vu nettement pire dans certains manuels anciens) ;
- chaque exemple est trop détaillé et le nombre de propriétés à retenir par exemple est très important (par exemple, un chapitre complet sur le granite ou le hanneton, c'est trop) ;
- le processus de comparaison est certes censé être guidé par l'enseignant, mais il l'était d'une manière trop faible pour être efficace ;
- le fait que le concept plus général ne soit pas donné fait que l'élève peut se focaliser à tout moment sur des détails inutiles et non-pertinents ;
- les concepts abordés sont de niveau subordonné, voire pire !
Troisièmement, le séquencement des chapitres des manuels anciens est désorganisé au possible. Vous l'affirmez vous-même dans votre article : "Les manuels anciens, eux, mettaient toutes les leçons au même niveau, gommant les différences disciplinaires qui les structuraient de manière sous-jacente. Dans le Lasalmonie Fournier, on passe sans crier gare des sciences physiques aux sciences naturelles, on alterne botanique et zoologie. "
En clair : c'est quelque chose de totalement contraire à la mobilisation différée, et plus quelque chose où l'on mélange tout en espérant montrer des liens entre notions connexes qui n'ont en réalité pas grand chose à voir. Au moins, les manuels récents classent un peu mieux les informations, pas seulement suivant leur disciplines, mais les regroupent en ensembles cohérents, que ce soit au niveau des classifications que des phénomènes causaux qui sous-tendent les sujets abordés.
Et enfin, j'ai une dernière remarque à faire sur les contenus abordés dans les manuels anciens : ils étaient fortement descriptifs, et non explicatifs. Cela explique un petit peu ce que j'ai mis plus haut. Ces manuels abordaient des sujets parce qu'ils se trouvent au même endroit ou au même moment (un cours sur la forêt suivra celui sur les plaines), ou parce qu'ils se ressemblent. Mais en aucun cas, l'organisation ne suivait une progression causale.
Par exemple, on pouvait avoir un chapitre sur la pluie au chapitre 11, mais les chapitres sur les cours d'eau 6 chapitres plus tard, et aucun chapitre sur le cycle de l'eau, ni sur ces mécanismes ! Alors que tout manuel de primaire récent(période où j'étais à l'école, à savoir 1990-2000) que j'ai lu est censé avoir ces chapitres. Et des trucs dans le genre, on en trouve des tonnes.
Sincèrement, quand je regarde les sujets abordés dans des livres ou méthodes comme la main à la pâte, c'est quelque chose de nettement plus logique. Les sujets sont relativement généraux (cycle de l'eau, température, animaux, etc), mais en plus la progression fait que les élèves peuvent souvent comprendre les causes des phénomènes qu'ils étudient.
Le bilan est clair : la méthode intuitive est une catastrophe, et je suis content que les leçons de chose aient disparues ! Et j'espère vivement que mon demi-frère ne tombera jamais sur un professeur qui fait de la leçon de chose à l'ancienne.
Merci Mewtow pour le commentaire long et argumenté. Je ne suis pas d'accord, évidemment, mais il me faut un peu de temps pour y répondre. Patience...
4EmilieDimanche 12 Avril 2015 à 16:57Pour être honnête, je n'ai lu l'article et les commentaires qu'en diagonale.
Je me permets quand même de réagir, surtout au commentaire de Mewtow :
- Déjà, les phrases qui commence par "x doit" dans le domaine de l'éducation (ou de l'enseignement), ça me perturbe un peu... Je pense très sincèrement qu'il n'y a pas qu'une manière de faire, et tout ça me semble un peu péremptoire.
- Ensuite, je me demande comment les pauvres élèves des années 50 pouvaient avoir un niveau bien meilleur que les élèves de maintenant avec de si piètres manuels...
Sur le sujet, je viens de voir sur le site démocratisation scolaire un article qui a l'air d'être intéressant http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article215
Une école plus inégale parce que plus exigeante ?
À propos d’un ouvrage dirigé par Stéphane Bonnéry
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Au sujet de la question sur les enquêtes, conseillées dans un manuel de 1965 ou même de 1954, je pense qu'il n'y a aucun problème.
Dans le Brémond que j'ai à la maison, qui appartenait à ma grand-mère, née en 1906, il me semble bien que la classe-promenade, le jardin scolaire, le musée de classe sont déjà conseillés. Pas étonnant que des manuels de classe incitent les collègues à faire vivre à leurs élèves ces expériences plutôt qu'à les lire, assis à un bureau.