• Le prédicat, supplément d'âme ou cache-misère ?

     

    Le prédicat et la grammaire traditionnelle : allégorie.

     

    Plus d'un an après la publication des nouveaux programmes scolaires de 2016. la notion de prédicat fait parler d'elle, obligeant Michel Lussault, président du Conseil Supérieur des Programmes, à assurer le service après vente en ces termes :

    "C'est une nouvelle notion que l'on ajoute parce qu'elle permet de mieux présenter aux élèves la structure globale de la phrase"

    C'est à vrai dire la seule justification possible à l'introduction d'une nouvelle notion dans des programmes de grammaire que l'on juge, depuis que les programmes de grammaire existent, toujours trop chargés. 

    Si l'on fait le prédicat au CE2, c'est qu'on a allégé les programmes du cycle 3 (CE2-CM2) de l'enseignement des différents compléments (COD, COI, compléments circonstanciels). Ou plutôt, on simplifie l'analyse des compléments en distinguant seulement ceux qui complètent le verbe (les ex-CO) et ceux qui complètent "la phrase" (les ex-CC), en se privant de l'entrée sémantique qui facilitait l'analyse. 

    Bref, on ajoute le prédicat, mais on enlève les compléments. Sans cela, on prêterait le flanc à l'accusation de surcharge. Mais le CSP a une excuse : le prédicat servirait à mieux préparer l'étude des différents compléments à partir de la 5e.

    Comment cela ? 

    C'est qu'il faudrait d'abord familiariser les jeunes élèves à la structure binaire de la phrase (autrefois, on disait "logique") : on parle de quelque chose (le sujet) et l'on en dit quelque chose (le prédicat). 

    Enseignant à des élèves plus grands, je partage le constat que beaucoup d'élèves n'ont pas l'intuition claire de cette structure.

    Leurs phrases complexes se terminent en queue de poisson, les propositions subordonnées de circonstance ne sont suivies d'aucune proposition principale, les sujets un peu longs amènent l'ajout d'un "qui" avant le verbe, transformant la phrase en phrase non verbale. 

    Il est louable de vouloir corriger cet état de fait. Mais le problème de mes élèves de collège ou de lycée n'est pas tellement un problème de phrase simple, mais de phrase complexe. C'est à partir du moment où l'on fait intervenir des propositions subordonnées (avec de nouveaux verbes, des pronoms relatifs ou des conjonctions) que les élèves sont perdus. Je vois rarement des phrases courtes et simples poser problème, autant en lecture qu'en écriture. Les élèves repèrent leur sujet et attendent le verbe conjugué qui va en dire quelque chose.

    Mais ils n'arrivent pas à reporter cet effort d'attention "logique", qui met en tension les deux pôles de la proposition, dans des ensembles plus fournis. Leur problème n'est pas un problème de prédicat qui serait mal "senti", mais d'une surcharge cognitive due à l'abondance des mots et des idées dans la phrase complexe. Attentifs à déchiffrer un sens complexe, ils en oublient le début de la phrase. 

    Autre facteur d'erreur : une familiarité insuffisante avec les phrases complexes. Lisant peu, et des textes trop simples, ils n'ont pas éprouvé cent fois la nécessité de suspendre le sens de ce qu'on lit en attendant la suite.

    Lire une phrase complexe se rapproche de l'art du jonglage : on lance une balle en l'air en attendant qu'une autre vienne prendre sa place. Nos élèves sont comme des jongleurs débutant qu'on force à jongler directement avec quatre balles. Le résultat est parfois comique...

    Ainsi, vouloir à tout prix attendre d'installer un instinct de la logique de la proposition avant de véritablement faire de l'analyse grammaticale, c'est un contresens quant aux difficultés que rencontrent les élèves. On va les faire s'entraîner des années à lancer une balle et à la rattraper avec l'autre main : ce n'est pas comme cela qu'ils apprendront à jongler...

     

    Lycéen en train d'essayer de lire une phrase complexe.

    En plus, il faut le redire : on n'a pas besoin du prédicat pour installer cet instinct ! L'analyse grammaticale sémantico-logique à l'ancienne convient parfaitement. En s'entraînant à repérer sujet et verbe conjugué, les différents compléments du verbe, on perçoit forcément intuitivement la cohérence des phrases qu'on lit, ou l'incohérence des phrases qu'on corrige. (Évidemment, cela ne fonctionne que si la grammaire est très tôt ancrée sur une pratique régulière et structurée de la lecture et de l'écriture.)

    Mais qu'on ait senti le besoin d'ajouter l'étude du prédicat en cycle 3, d'en faire le "prédicament" (la catégorie englobante) des autres fonctions grammaticales, que des instituteurs défendent cette introduction comme quelque chose qui peut les aider avec leurs élèves, c'est le symptôme non pas d'une insuffisance de la grammaire traditionnelle, mais de la manière dont celle-ci est perçue et pratiquée par beaucoup de ceux qui l'enseignent. 

    Si l'on estime que le prédicat doit "préparer" l'étude des CO et CC, c'est que cette étude est perçue, à tort, comme difficile, rébarbative et surtout purement formelle. Le formalisme traditionnel serait revitalisé par l'étude du prédicat. 

    Ce diagnostic est erroné dans le sens où la grammaire vraiment "traditionnelle", celle d'avant les années 70, ne séparait pas la logique (le sens) et la forme (la syntaxe), comme l'a fait celle qui l'a suivie. 

    C'est récemment que l'on s'est mis à enseigner une grammaire sans âme, où le contenu sémantique des mots et la logique de la proposition, ne sont plus pris en compte. On espère faire repérer les CO par une série de manipulations (suppression, déplacement, reformulation) destinées à prouver l'appartenance de tel ou tel groupe de mot à une fonction. Ce faisant, on anesthésie la sensibilité grammaticale des élèves, remplaçant la perception d'une logique de la phrase par des "trucs" censés assurer la reconnaissance des différentes catégories grammaticales. 

    Or, les programmes de 2016 en rajoutent une couche dans la dé-sémantisation de l'analyse grammaticale. Et on espère apporter un supplément d'âme à la grammaire, repoussant le moment où il faudra s'attaquer aux choses sérieuses (et ennuyeuses, et formelles)... Pourtant, il est possible de faire de l'analyse grammaticale dès les petites classes de primaire, de manière à renforcer et structurer l'intuition linguistique  des jeunes élèves, et sans prédicat ! J'avais même montré qu'une véritable analyse grammaticale "à l'ancienne" ne pouvait pas être faite sans cet appel à l'intuition.

    Quant à une étude logique de la composition binaire des phrases simples, sa place est à mon avis en début de collège, pour reprendre les notions vues au primaire de manière un peu différente. C'est ce que j'ai longtemps fait en 6e et 5e, en commençant l'année avec la notion très traditionnelle de la "proposition" : une proposition permet de dire quelque chose "à propos" d'un sujet. Ce "propos", c'est le prédicat ! cette notion si évidente quand on sait déjà analyser, vraiment analyser, de manière à la fois syntaxique et sémantique, une phrase simple. 

     


  • Commentaires

    1
    Jeudi 12 Janvier 2017 à 16:26

    Plus généralement, c'est tout le paradoxe en effet d'une réforme dont le leitmotiv est de "donner du sens" à l'enseignement... en l'en privant, en réalité, dans de nombreux aspects. La séparation aberrante entre la civilisation et la langue en latin en est un bon exemple.

    Bravo pour la démonstration, très convaincante !

    2
    Jeudi 12 Janvier 2017 à 16:38

    Puisqu'on parle du Primaire, je rajoute mon petit grain de sel. L'enfant jeune, qui commence juste à lire, raisonne de mot en mot. C'est par l'apprentissage patient de l'analyse grammaticale de chacun de ces mots qu'il prendra conscience des liens de sens que ces mots tissent entre eux de façon à sortir de la lecture ou de l'écriture d'une simple liste pour accéder à la compréhension et la production de propositions et de phrases.
    Démarrer de la phrase pour aller vers le mot, c'est comme partir du texte pour apprendre à lire. Cela fonctionne avec un enfant de temps en temps et cela écœure tous ceux qui ne se sont pas noyés en route.

    La grammaire peut être facile et même amusante si on ne choisit pas de commencer par noyer les élèves dans des recherches interminables et dans des abstractions qui les dépassent.

    3
    Dimanche 29 Janvier 2017 à 07:34

    Excellente démonstration !

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    4
    Lundi 30 Janvier 2017 à 09:46

    Merci Spino.

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :