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    Projet interdisciplinaire : « Narcisse et narcissisme dans le Japon médiéval »


    Quand on essaie de se renseigner sur ce que pourrait donner un enseignement interdisciplinaire dans le cadre des futurs EPI, on trouve de drôles de choses.

    Il y a d'abord les exemples officiels de mise en œuvre des EPI, tous plus cocasses les uns que les autres.

    Pour ma part, j'ai été frappé par la proposition de M. Zakhartchouck dans un article de son blog, où il relativise la prétention de certains professeurs de langues anciennes à innover dans le domaine de l'interdisciplinarité :

    Certes, certains profs de latin ont fait de gros efforts, mais bien d’autres aussi dans toutes disciplines, et par exemple dans les lycées professionnels, de façon bien plus modeste. D’ailleurs, les EPI seront un bon cadre pour monter ces projets, justement. Mais quelle manie ont trop de professeurs de Lettres classiques de se croire uniques ! D’où ce reproche de narcissisme que je faisais tout à l’heure (oui Narcisse, mythe antique, Poussin, Freud, la botanique, OK, arguments pour les EPI !)

    Ainsi, au détour du raisonnement, on trouverait des arguments sérieux pour l'application de ces Enseignements Pratiques Interdisciplinaires ?

    Si j'ai bien compris, il suffirait de trouver un objet de connaissance qui puisse être étudié dans différentes disciplines pour justifier l'existence d'un horaire spécifiquement alloué à des projets interdisciplinaire. Parce que le mot « narcisse » est utilisé par le biologiste, le psychanalyste, l'historien d'art et le littéraire, on devrait se sentir convaincu de la nécessité d'en faire le centre d'un enseignement conjoint ?

    C'est une drôle de conception des disciplines et de ceux qui les défendent contre le projet de réforme du collège. N'avaient-ils donc pas perçu par eux-mêmes que ces disciplines pouvaient se croiser autour de cet objet précis ? Surtout, comment penser que les disciplines ne sont pas assez « ouvertes » pour prendre en charge en leur sein une part d'interdisciplinarité ?

    En effet, elles ne sont pas aussi strictement cloisonnées qu'on le dit. L'historien d'art ne peut pas ne pas connaître en détail les analyses de Freud, ni la biologie spécifique de cette plante quand il s'agit d'étudier le tableau de Poussin. Freud lui n'a pas pu faire abstraction de sa culture artistique, historique et littéraire quand il a construit le concept de narcissisme. L'aurait-il voulu qu'il ne l'aurait pas pu, puisque c'est la connaissance des avatars artistiques et mythiques du personnage de Narcisse qui le lui ont inspiré.

    Les disciplines sont essentiellement interdisciplinaires, parce qu'elles émergent le plus souvent par un processus de décantation qui sépare ce qui était auparavant confondu. On pense par exemple à la séparation progressive de la philosophie et des sciences dans l'Antiquité. La recherche d'une forme de « pureté » disciplinaire s'accompagne toujours de son revers, la persistance d'un commerce avec les disciplines connexes, et l'introduction ininterrompue des concepts et des méthodes développées ailleurs. Je ne vois pas d'exemple de discipline qui fasse exception.

    Dans le domaine de la pédagogie et de l'école, les disciplines sont tout à fait aptes à assumer une part d'interdisciplinarité, si seulement on veut bien ne pas la leur nier, ce qu'on n'a cessé de faire depuis des décennies. Les « maths modernes », qui ont écarté les unités de mesure du calcul en primaire, ont rendu compliquée leur réintroduction en cours de science en même temps que l'apprentissage du calcul lui-même. L'enseignement de la littérature s'est technicisé au détriment du lien initial qu'il entretenait avec la rhétorique d'une part et l'histoire d'autre part. L'enseignement du latin et du français se sont séparés progressivement, au fur et à mesure que les langues anciennes devenaient optionnelles.

    Les EPI ne sont pas la formule magique qui permettra de réconcilier les disciplines entre elles. Au lieu de donner les moyens aux disciplines d'étudier en son temps le narcisse, Narcisse et le narcissisme (c'est-à-dire en bac pro horticulture, en école d'art, en cours de philo et et en fac de lettres), on profite d'une accointance superficielle pour amalgamer des connaissances qui ne sont pas enseignables en même temps.

    Je ne parle pas du fait d'évoquer tout cela au collège, à l'occasion d'un cours de SVT ou d'histoire. De tels rapprochements sont souhaitables : ils font respirer le cours et restent souvent dans la mémoire des élèves, parfois plus que l'objet même du cours. Mais il ne s'agit pas de l'enseigner, c'est-à-dire de se donner les moyens d'une compréhension et d'une mémorisation complète et durable de ces notions.

    Car, après tout, quel intérêt y a-t-il à parler en détail du narcisse au moment de l'étude du tableau de Poussin ? Est-on obligé de savoir ces paragraphes de la page Wikipédia consacrés au « Narcissus » ?

    Les narcisses sont des plantes bulbeuses, à feuilles basales et à tiges creuses, portant de une à plusieurs fleurs. Les fleurs comportent six tépales pétaloïdes. Les étamines, au nombre de six, sont insérées dans une couronne ou paracorolle en coupe ou en trompette. Le fruit est une capsule trilobée contenant généralement de nombreuses graines.

    Les narcisses sont des plantes à bulbes dont la beauté est très appréciée dans les jardins. Il existe de nombreuses espèces et une multitude de variétés horticoles. Les narcisses sont des plantes toxiques, qui, comme les perce-neige, contiennent de la galantamine. La floraison a lieu de mars à juin, les fleurs étant de couleur blanche ou jaune selon les espèces. Leur odeur forte peut donner la migraine, à l'exemple du narcisse jaune. Quelques espèces toutefois, comme Narcissus serotinus et Narcissus viridiflorus, sont à floraison automnale.

    Même question pour comprendre le narcissisme et le mythe de Narcisse.

    En revanche, ces connaissances sont très importantes dans leur ordre : le narcisse pour le paysagiste, le peintre floral et l'historien d'art, le narcissisme pour le philosophe, le psychologue et le psychanalyste, et Narcisse pour l'écrivain, le lecteur et l'historien.

    Bref, ces trois objets de connaissance connexes prennent tout leur relief quand ils sont placés dans leurs disciplines propres. Plus même : ils devient légitime de les enseigner véritablement.

    Leur juxtaposition dans un EPI me rappelle ces cours d'IUFM, où l'on tentait de convaincre les futurs professeurs de français de la pertinence de l'organisation en « séquence pédagogique ». On y sacrifiait déjà la cohérence disciplinaire de chaque domaine de l'enseignement du français (grammaire, orthographe, rédaction, lecture) au nom du « décloisonnement ». Le résultat en était invariablement un cloisonnement à l'intérieur même de chaque sous-discipline du français : cloisonnement entre les notions de langues, mais aussi entre les textes et les époques de l'histoire littéraire.

    Dans l'EPI « Le narcisse dans tous ses états », chaque notion devra être prélevée hors de son terreau épistémologique. Une pédagogie hors-sol, en quelque sorte.

    Au lieu d'être interdisciplinaires, de telles organisations du temps scolaire sont épidisciplinaires, du grec « épi », qui signifie « sur, au-dessus ». Ils flottent au dessus des logiques disciplinaires, sans contact avec elles, n'en offrant qu'un survol aux élèves. En cela, ils sont essentiellement a-disciplinaires.

    Plus fondamentalement, cette volonté d'évoquer en même temps des notions connexes contrecarre un des mécanismes fondamentaux de l'apprentissage, à savoir la mobilisation différée.

    Concrètement, il vaut bien mieux étudier chaque notion séparément, en lien étroit avec les autres notions de sa discipline (qui sont, rappelons-le, souvent issues d'autres disciplines), puis l'utiliser plus tard dans un autre contexte. La mémorisation en est facilitée, ainsi que la construction intellectuelle du concept.

    Si le professeur les aborde en même temps, cette notion n'aura pas le temps d'être assimilée par les élèves qu'il faudra immédiatement la remettre en cause. Ce chaos conceptuel aura toutes les chances de ne pas être mémorisé ni compris. Au lieu qu'une réutilisation progressive, « spiralaire », au sens de Jérôme S. Bruner, permet peu à peu de construire un « complexe » notionnel, au sens de Vygotski cette fois, grâce à ce processus de construction-mise en relation-déconstruction.

    En termes d'organisation du temps scolaire, cela implique que l'interdisciplinarité ne soit pas « externalisée » dans des horaires dédiés, mais réintégrée dans les matières, grâce à des programmes révisés et mis en cohérence les uns avec les autres. Ainsi, des notions pourront être abordées en même temps, s'il le faut, sans s'extraire des cohérences disciplinaires dans lesquelles elles s'inscrivent. Elles pourront aussi être abordées séparément, chaque professeur pouvant compter sur ses collègues pour avoir étudié un aspect précis de la notion.

    Et si l'on veut vraiment un horaire dédié, permettant d'accentuer l'aspect pratique de ces apprentissages, ainsi que de mettre en place une organisation sous forme de projet, il devra être ajouté aux horaires disciplinaires, et consacré à la régie du projet et à la réalisation pratique elle-même. Dans les EPI, on fait croire que le programme sera traité, alors que les exemples proposés sont de pure application. Dans un créneau réservé ouvertement à l'application, on ne ferait que prendre le temps d'appliquer de manière pratique un programme interdisciplinaire conçu dans le cadre disciplinaire lui-même.

    Ainsi, si l'on veut un enseignement interdisciplinaire où le mot « disciplinaire » ait un sens, il faut en revenir aux disciplines elles-mêmes.


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  • Pas de besoin de beaucoup de commentaire cette fois-ci.

    Un dessin pour identifier la personne.

    Il suffit de dire l'importance de distinguer les trois personnes selon leur place dans la situation de communication. Il faut bien indiquer que cette distinction est valable au pluriel : "nous" inclut toujours au moins un locuteur, "vous" un destinataire de la parole et "ils" un objet de cette parole.

    Bien insister aussi sur le "dont on parle" qui contribue, à force de rabâchage, à rendre familier l'usage de ce pronom relatif peu utilisé en temps ordinaire.

     

    Ah oui ! Il faut indiquer aussi qu'il est logique que l'ordre de ces personnes soit celui-là. Pour qu'il y ait une parole, il faut d'abord une personne qui parle, ensuite une personne à qui l'on parle, et enfin une personne dont on parle.


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    Professeurs tâchant de mener un projet interdisciplinaire danse / astronomie.

     

    La réforme du collège annonce à grands renforts de trompettes victorieuses et de violons sanglotants l'imminence du mariage entre les matières, que certains ont tellement attendu.

    Avec les EPI (Enseignements Pratiques Interdisciplinaires), on aurait enfin trouvé le moyen de faire se rencontrer ces recluses, séquestrées depuis des décennies par des familles académiques jalouses de leur nom et de leur blason. 

    Les EPI seraient le balcon où pourraient se rencontrer nos modernes Roméo et Juliette. Certes, on aura un peu pris sur les cuisines et la chambre à coucher pour l'édifier, mais de loin, le spectacle sera vraiment splendide. 

    Nous sommes désolés de devoir gâcher un si touchant tableau. 

     

    En effet, les thèmes imposés pour ces EPI, au nombre de huit, doivent tous avoir été traités entre la 5e et la 3e. Comment serait-ce possible sans introduire une bonne dose de contrainte dans la formation des équipes de professeurs en charge de chaque EPI, dans l'attribution de ces EPI aux élèves et dans le choix des sujets retenus pour chaque projet ?

    Si on laisse faire la pente naturelle des élèves, à savoir choisir des sujets qui leur plaisent et des professeurs qu'ils aiment, si on laisse faire les professeurs, qui se regrouperont majoritairement par matières proches et selon les affinités personnelles et pédagogiques, on laissera de côté des matières mal aimées, des professeurs rebutés et des élèves en proie au chagrin d'amour. Ne parlons pas des professeurs forcés de rentrer dans une parade amoureuse qui les refroidit, eux qui aiment tant leurs cours et leurs leçons disciplinaires : ils feront de bien piètres amants. 

    La promesse d'une épiphanie amoureuse du travail, d'une fête de la connaissance, s'efface donc devant la perspective des petits matins blêmes. Les souvenirs pâliront quand il faudra évaluer et noter les travaux accomplis au brevet des collèges. 

     

    Il y avait pourtant matière à véritablement favoriser l'interdisciplinarité, non pas en forçant la main des plus réticents, mais en repensant les programmes disciplinaires afin de multiplier les points de rencontre entre les matières. Actuellement, le manque de cohérence est criant. Pour des programmes de littérature et d'histoire relativement synchrones (au prix de sacrifices cuisants en français : quid du XVIIIe siècle, porté disparu de la classe de 4e depuis 2008 ?), combien de malentendus, d'occasions gâchées, entre les matières scientifiques, technologiques et mathématiques, entre ces mêmes mathématiques et la géographie, entre le dessin et la géométrie ?

    Plutôt que d'instituer un mariage forcé entre les matières, sur un balcon qui sentira vite la soupe froide, organisons de multiples rendez-vous galants, de petites collations sentimentales, plus ou moins longues, plus ou moins intenses ! La souplesse garantira la fraîcheur du sentiment. Les plus ardents adorateurs de l'interdisciplinarité pourront multiplier les ébats et les partenaires.

    Pendant les horaires habituels de deux matières, deux professeurs pourraient s'emparer d'un même objet ou d'un même thème, lié à leur programme, sans craindre d'être pris par le temps, sans empêcher le reste de leur vie disciplinaire de se dérouler à son propre rythme. Faisons le pari que de plus en plus d'enseignants se prendront au jeu, et pourront s'investir dans des projets qui débouchent sur des réalisations pratiques. Le fait de ne pas y être obligé, d'avoir le temps, de le faire par amour pour sa matière et par goût de la découverte, voilà des moyens de convaincre les réticents !

    Et pourquoi ne pas instituer une ou deux heures supplémentaires dans les emploi du temps, de petits cinq à sept pour prolonger le plaisir de la rencontre et éponger la perte de temps inhérente aux aspects pratiques et organisationnels de la pédagogie par projet.

    Et de grâce, supprimons les thèmes imposés, véritables tue-l'amour, qui brident l'inventivité et referme d'un coup sec l'éventail des possibles sur les doigts des amants !

     

    La réforme du collège et la création des EPI semble donc devoir produire l'inverse de l'effet escompté. Les amateurs de projets n'en feront pas plus et devront couler les leurs dans un cadre temporel, thématique et organisationnel rigide. Ceux qui y rechignent n'auront pas l'occasion d'y goûter sans avoir l'impression d'y être forcés. 

    Et tout cela à cause d'un manque d'amour pour les disciplines, de la croyance que la pédagogie est davantage entravée que favorisée par l'existence de domaines de savoir distincts ! Les EPI sont de modernes androgynes, où le pluriel ne forme plus qu'un, rendant impossible la naissance du désir.

    Pour aimer, il faut être deux. Pour faire naître l'harmonie, il faut deux mélodies. Construisons donc de véritables programmes disciplinaires, c'est-à-dire interdisciplinaires. Au lieu d'un chaos sans harmonie où tout est dans tout, rendons possibles, en pédagogie, la fugue et le contrepoint, remettons au goût du jour la magie des accords, mineurs et majeurs. 

     

     


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    Ouhhhh ! le vilain enseignement purement disciplinaire d'autrefois !!!

     

    Les EPI sont la grande nouveauté de la réforme du collège annoncée par la ministre Najat Valaud-Belkacem. Ces Enseignements Pratiques Interdisciplinaires sont des créneaux horaires spécifiquement consacrés à des "projets pratiques" conçus et éventuellement animés par plusieurs professeurs de matières différentes.

    Si l'on a voulu introduire ce "20 % interdisciplinaire", c'est qu'on juge en haut lieu que le collège actuel manque d'interdisciplinarité, engoncé qu'il est dans un cadre purement disciplinaire. Selon certains, les élèves débarqueraient en 6e dans un monde déstabilisant, aux horaires fractionnés, aux frontières intellectuelles hermétiquement closes.

    Cette vision des choses repose sur l'oubli de l'interdisciplinarité essentielle aux matières telles que définies à l'origine. Une discipline constituée est rarement à l'état pur, surtout à l'école. En tout cas, ce ne fut pas le cas jusque dans les années 70. En primaire, le français était étroitement lié aux leçons de choses. Au lycée, langues anciennes, histoire littéraire et histoire se mêlaient jusque dans les sujets de bac. Dans les Écoles Primaires Supérieures, puis dans les Cours complémentaires, les mathématiques se pratiquaient dans des exercices d'arpentage. Autant de preuves que l'enseignement des disciplines n'est pas forcément synonyme de cloisonnement intellectuel.

    Ou plutôt, il ne l'était pas jusqu'aux réformes des années 70, moment où les matières se sont spécialisées. On pense aux "maths modernes" et au rejet des unités de mesure dans la pratique du calcul, qui a contribué à séparer inexorablement les mathématiques et la physique. On pense à la minoration de la pratique du dessin géométrique, clef de voûte à la fois de l'enseignement de la géométrie et de celui du dessin. Le rejet de l'histoire littéraire de Gustave Lanson a séparé les lettres de l'histoire : le vocabulaire technique du structuralisme, de la linguistique et de la narratologie font du cours de français un cours à part. Sans doute y a-t-il là une sorte d'orgueil revanchard de la part d'enseignants du secondaire lorgnant vers les hautes sphères universitaires, où l'air est forcément plus pur.

    Et aujourd'hui, au lieu de revenir sur cette longue agonie de l'interdisciplinarité interne aux disciplines, on préfère réparer les dégâts par l'ajout d'une interdisciplinarité externe. C'est que l'on ne pense actuellement l'interdisciplinarité que liée avec la notion de "projet". Seule la pratique conjointe de deux matières, dans un cadre temporellement limité, et hors de toute idée de programme et de progression, semble pouvoir recevoir l'appellation "d'interdisciplinarité".

    Les EPI : une OPA de la pédagogie par projet sur le concept d'interdisciplinarité.

    Tout cela au moment où certaines matières font leur aggiornamento et assument leur impureté constitutive. C'est le cas de l'histoire, où la didactique contemporaine préconise le recours systématique à l'activité d'écriture narrative, dans la lignée des travaux de Didier Cariou notamment. En histoire, on fait raconter, décrire, expliquer à l'écrit, et c'est comme cela qu'on fait apprendre des connaissances et des savoir-faire proprement historiques. En lettres, le technicisme est proscrit en théorie (bien que très présent dans la pratique) : il faut faire acquérir aux élèves des habitudes de "lecture littéraire", plus subjective et moins jargonnante.

    Les EPI entérinent donc la mort d'une forme d'interdisciplinarité, interne. Ils empêchent dans le même mouvement de remettre en cause le fractionnement des disciplines, contemporain des réformes pédagogiques modernistes. À contre-courant de l'histoire, continuons à enseigner de manière technicienne des matières étiques : les EPI feront le lien, 20 % du temps ! Alors qu'une vraie interdisciplinarité devrait occuper bien plus qu'un cinquième des horaires et devrait être intégrée bien plus intimement aux matières et au travail quotidien des élèves. L'externalisation et la sous-traitance de l'interdisciplinarité est une manière de scinder l'activité intellectuelle en deux, la rendant presque impossible. Voici venu le temps du manichéisme intellectuel.

    Il faut donc se dresser contre cette mesure, qui dévitalise l'enseignement des matières, ou plutôt, ôte tout espoir de les revitaliser un jour. Notre liberté pédagogique devrait nous permettre de faire cours de manière interdisciplinaire dans le cadre de notre matière. Moi, prof de français, je veux enseigner le français de manière interdisciplinaire !

    Mais, pour cela, il faut d'abord repenser des programmes cohérents entre eux et assumant leur impureté constitutive.

    Par exemple, le cours de français est le lieu rêvé pour faire de l'histoire culturelle : celle des pratiques et des représentations de l'écriture et de la lecture, de la sociabilité et de l'économie littéraire. La littérature du passé est aussi un formidable terrain d'application pour les connaissances d'histoire économique, d'histoire sociale, d'histoire des mœurs apprises en cours d'histoire. Elle est aussi son allié et son prolongement naturel : là où les professeurs d'histoire ne peuvent pas tout le temps rentrer dans le détail, pressés qu'ils sont par l'immensité de leur sujet, le français peut faire réfléchir sur la manière de vivre et de penser des hommes du passé.

    Plutôt que de faire un projet maths et géographie dans le cadre des EPI, remettons l'enseignement des éléments mathématiques de la cartographie aux programmes de l'école primaire. Au lieu de mêler une fois de temps en temps le calcul et les sciences physiques, "remathématisons" l'enseignement des sciences physiques. Au lieu de lorgner du côté de PISA pour faire de faux problèmes ouverts soi-disant en lien avec la vie quotidienne, proposons des problèmes mathématiques mettant en œuvre les unités de mesure dans un cadre scientifique.

    C'est ainsi que l'on pourra combattre ce projet de division du travail entre des cours disciplinaires fermés et des EPI ouverts.

    De tels programmes serait d'ailleurs susceptibles, tout naturellement, de susciter la collaboration des professeurs de différentes matières. Pourquoi ne pas travailler ensemble quand les programmes vont si évidemment dans le même sens ? Le travail d'équipe ne serait pas imposé par une répartition pré-établie, mais encouragé, rendu presque incontournable, à tous les niveaux et dans tous les cours.

    Des conseils d'enseignements réguliers, et rémunérés, pourraient être prévus, permettant de voir où et quand des convergences peuvent être faites. Les élèves pourraient par exemple travailler en même temps en histoire et en français sur une œuvre de l'Antiquité. Pas besoin de "co-animation" pour cela. Il suffit de se mettre d'accord de manière formelle ou informelle pour passer quelques heures ou quelques semaines à une découverte commune. Rien n'interdit d'ailleurs que ce travail prenne la forme d'un "projet pratique".

    Il ne faut donc pas s'appuyer sur le système actuel pour justifier le rejet des EPI et de la réforme du collège. Les EPI sont l'aboutissement d'une transformation déjà ancienne de la manière de construire les programmes et de percevoir l'identité des disciplines scolaires. Elles sont le prolongement du collège, ce "petit lycée bourgeois", et la justification du statu quo. Il n'y a pas lieu de jouer les disciplines contre interdisciplinarité. Il faut réclamer l'expression libre et collective de l'interdisciplinarité dans les disciplines, dans le cadre de véritables programmes riches, cohérents et progressifs.


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    Et maintenant, un Proust 1913. La structure d'un Balzac, des notes de Flaubert et des Mille et une nuits. Un bon cru.

     

    Le déficit culturel des pratiques de lecture actuelles

    Les "lectures cursives" sont ancrées dans les mœurs depuis longtemps. On donne des livres à lire à la maison : il faut les faire acheter en librairie ou bien en distribuer une "série" issue des fonds du collège. Puis : fiches de lecture, exposés, leçon de synthèse, choix d’extraits à lire qu’il faut justifier, revues critiques... Tout est bon pour faire parler et faire réfléchir sur ce qui aura été lu. Mais surtout, que cela ne prenne pas trop de temps ! Il ne faut pas empiéter sur les "séquences" d'étude d’une "œuvre intégrale" ou bien d’un "groupement de textes".

    Le problème est qu’on ne peut pas le faire de trop nombreuses fois. Il faut avoir un sacré pouvoir de conviction et d’entraînement pour faire lire davantage que les trois œuvres intégrales et les trois lectures cursives exigées par les programmes de français actuels. Mais alors, quel manque pour la culture des élèves ! Quelles lacunes dans leurs connaissances des genres, des univers de fiction, des époques, des styles et des finalités de la littérature !

    Le manque à gagner est d’autant plus important que la mode veut que l’on réserve les créneaux de lecture cursive à des œuvres contemporaines ou à de la littérature de jeunesse. Il s’agit de "donner le goût de lire" : la dimension "patrimoniale" du programme de littérature est cantonnée à la classe, et la "lecture-plaisir" est censée occuper la place laissée libre, celle de la maison et des loisirs.

    On cautionne ainsi la distinction entre une littérature scolaire, celle des fameux "classiques", et une littérature non scolaire. Ce n’est pas là la meilleure manière de faire saisir aux élèves la vitalité de ces classiques. C’est aussi une manière parfois assez contre-productive de coloniser leur temps libre en lui ajoutant des contraintes, qui plus est quand la lecture ainsi exigée est suivie d'une note.

    Cependant, assommer les élèves d’une suite de textes classiques illisibles n’est pas une solution. La plupart d'entre eux a besoin de la médiation de l’enseignant, et cela jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire, tant leurs capacités de lecture autonome sont faibles. Le comble est atteint quand ce sont les parents d’élèves qui s’inquiètent, souvent légitimement, des lectures de leur enfant, exigeant qui des listes de "classiques" afin de le préparer à la suite de leurs études, qui des propositions de lectures correspondant à leurs goûts. L’intervention des parents dans ses affaires délicates est rarement d’une efficacité durable auprès de leur progéniture adolescente.

    Dans un article récent, j’ai proposé de remettre au goût du jour les recueils de longs morceaux choisis qui ont accompagné les élèves de l’école primaire des années 30 aux années 70. Il s’agit d’extraits longs (jusqu’à une quinzaine de pages), chapitrés pour permettre une lecture discontinue, annotés et élagués pour en faciliter la compréhension. La langue en a été simplifiée, afin de ne pas créer de difficulté insurmontable à la lecture, les rapprochant de la langue contemporaine, celle des œuvres pour la jeunesse notamment. Naturellement, on a évité de trop simplifier pour ne pas perdre l'intérêt lexical, syntaxique et culturel de ces lectures. Surtout, ces extraits sont choisis pour leur intérêt thématique en rapport avec l'âge et les centres d'intérêt des élèves.

    Ces manuels, remplis à ras-bord d’extraits conséquents d’œuvres classiques ou moins classiques, sont le chaînon manquant dans le travail de constitution d’une culture littéraire et d’éducation au plaisir de lire.

    En effet, ils permettent de faire le lien entre les lectures faites en classe et les lectures faites à la maison, entre les classiques et les lectures plus récentes, entre l’extrait court et la lecture intégrale. Je voudrais donner des exemples d’utilisation en classe de ces "lectures longues", caractérisée par sa souplesse et sa diversité. Toutes sont tirées de mon blog "Lectures choisies", sur lequel se trouvent des extraits numérisés depuis à partir de manuels anciens ou d'adaptations pour la jeunesse, et d'autres conçus par mes soins, dans le même esprit .

     

    Des lectures complémentaires

    Tout d’abord, un long morceaux choisi est lu rapidement. On peut le donner à lire d’une semaine sur l’autre, et éventuellement dans des délais plus courts, au lycée notamment. Il est donc possible d’accompagner, de préparer ou de prolonger la lecture d’une œuvre intégrale par quelques textes servant de points de comparaison. L’étude d'une pièce de Racine trouve avantage à être mise en rapport avec un extrait long d’une tragédie de Shakespeare et le résumé de l'histoire d'Oreste et Électre. Inversement, la lecture cursive d'une dystopie "jeune-adulte" trouvera un écho certain dans celle du passage de Candide en Eldorado.

    Les programmes du lycée de 2008 avait introduit l'idée de "documents complémentaires" qui étaient eux aussi chargés de mettre en perspective les textes étudiés en classe. Malheureusement, ceux-ci, trop courts, sont vite oubliés car ils ne peuvent susciter les mécanismes d'immersion dans la fiction et d'identification avec les personnages qui sont nécessaires pour assurer une véritable mémorisation. En outre, ils ont peu de chance de toucher le cœur et l'esprit des élèves, qui les perçoivent davantage comme les artefacts pédagogiques qu'ils sont que comme des viatiques donnant le goût de la lecture. Les professeurs de lycée sont obligés de les commenter très vite, pris par l'exigence de leur programme, et la complexité naturelle de ces extraits classiques les rend peu compréhensibles de manière autonome par les élèves.

    Les longs morceaux choisis sont idéaux pour jouer ce rôle de "lectures complémentaires". Ils forment de vraies lectures, susceptibles d'être lues avec plaisir ou curiosité. Ils sont abordables par leur langue simplifiée et par leur taille réduite. Ils sont immédiatement mobilisables, si le professeur découvre par exemple une lacune dans la culture littéraire des élèves lors d'une leçon ou d'une conversation.

    Quelques exemples au collège. Pendant un chapitre sur la "Naissance des hommes et des dieux", je fais lire une lecture sur les naissances extraordinaires des dieux grecs, que je prolonge par la naissance extraordinaire de Gargantua. J'ai auparavant intercalé entre le récit de la création du monde et celui de la création des hommes le récit de la guerre des dieux contre les géants ; pour préparer l'étude de La Fontaine, les fables d’Ésope qui ont inspiré les grands classiques du premier livre des Fables (pour remobiliser les lectures faites à l'école primaire). Mon rapide parcours de représentations picturales anciennes des épisodes marquants de l'Iliade trouve son aboutissement dans la lecture d'une lecture centrée sur les rapports d'Achille et Patrocle dans le récit d'Homère. Et cela ad libitum.

    On peut ainsi contourner la difficulté de certaines lectures intégrales (Micromégas en 4e, Voyage au bout de la nuit en 3e), en faisant analyser des extraits courts de ces œuvres, dans leur langue d'origine, en même temps qu'on en fait lire des extraits longs, élagués et simplifiés : la "boucherie" guerrière de la première partie du Voyage et les périples terrestres du géant Micromégas, dont on a ôté les chapitres de dialogue philosophique, inabordables au collège (ce qui n'empêche pas de faire étudier un court extrait de ces dialogues pour en goûter la saveur, avec l'indispensable étayage du professeur).

    Mais ces liens établis entre des lectures cursives (par extrait et intégrales), groupements de textes et œuvres intégrales, ne doivent pas masquer l'éventail de possibilités qu'ouvre aux professeurs le recours aux longs morceaux choisis. En effet, c'est entre ces morceaux choisis eux-mêmes que l'on peut faire découvrir des rapports.

    J'ai ainsi imaginé ce que j'appelle des "fils rouges" qui relient différents extraits entre eux. En 4e, je répartis dans l'année une lecture sur Gargantua, rappel du programme de 5e (souvent, Rabelais est laissé de côté : mes lectures permettent de rattraper ce manque), une lecture des Voyages de Gulliver, à Lilliput, puis à Brobdingnag, et enfin, en point d'orgue, celle du Micromégas de Voltaire. La figure du géant est ainsi abordée, retrouvée, et permet un intéressant travail de comparaison. Surtout, la création d'un complexe d'histoires et de personnages en rapport entre eux facilite leur mémorisation par l'élève.

     

    Des lectures en réseau

    Les lectures constituent ainsi un réseau où chaque texte renvoie aux autres textes. C'est en effet par la comparaison, la recherche très simple de points communs et de différences, que l'on peut constituer une véritable culture, c'est-à-dire un ensemble de connaissances dont l'organisation prend la forme d'un système. Cette fois, c'est la pratique de la lecture en réseau, propre à l'école primaire, que les morceaux choisis longs permettent de mettre vraiment en pratique. Au lieu de se cantonner à de la "littérature de jeunesse" et à des albums, on peut introduire très tôt des extraits classiques, aussi vite lus qu'un court roman pour enfant. Surtout, cette pratique peut s'étendre au collège et au lycée, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui, à cause des limites des capacités de lecture de nos élèves : il est difficile, mais possible, de mettre des œuvres de littérature de jeunesse en réseau, pas des classiques.

    Ces comparaisons peuvent faire l'objet de courtes conversations, ce que j'appelle des "comptes-rendus de lecture". Pour la forme, je demande aux élèves de réfléchir aux mots-clefs qui peuvent résumer le passage qu'ils ont lu. Les élèves qui n'ont pas tout compris peuvent ainsi se rattraper. Il s'agit surtout d'amorcer la discussion sur la singularité de cet extrait, en en dégageant des caractéristiques générales. Le vocabulaire littéraire est naturellement mobilisé : genres, tons, finalités, types d'histoire ou de personnage. Les élèves apprécient grandement ce genre de conversation informelle, et font souvent preuve de davantage d'intérêt et de pertinence que lors de l'explication d'un extrait court.

    La comparaison peut prendre davantage de temps et faire l'objet d'une leçon plus longue. J'ai ainsi fait comparer à des quatrièmes des extraits d'Un cœur simple de Flaubert, du Parapluie de Maupassant et de Germinal de Zola (extrait centré sur le personnage enfantin de Jeanlin). Cela nous a permis de dégager des différences narratives, thématiques, tonales, mais aussi quelques caractéristiques communes, qui nous ont fait rapprocher les trois auteurs naturalistes (je n'ai naturellement pas demandé aux élèves d'apprendre ce "gros" mot).

    ***

    On peut imaginer mille autres usages des longs morceaux choisis. Ma pratique n'est que balbutiante. Mais ce qui est sûr, c'est que ce nouveau type de support, disparu de l'école primaire depuis une quarantaine d'années, et jamais apparu dans le secondaire, serait d'une grande utilité pour construire la culture littéraire des élèves.

    Grâce à eux, les élèves auraient accès à des textes plus divers. C'est l'ensemble de la littérature classique qui peut s'inviter beaucoup plus tôt dans la liste des lectures enfantines et adolescentes. Pas besoin d'attendre que l'élève ait la capacité de comprendre l'intégralité de l’œuvre d'origine pour la lui donner à lire.

    En outre, c'est la quantité de textes lus qui peut considérablement augmenter. On ne rechignera pas à faire lire un extrait long pendant la période où l'élève doit lire une lecture cursive, pendant l'étude d'un groupement de textes ou d'une œuvre intégrale.

    Surtout, ces deux conquêtes ne se font pas au détriment de l'implication de l'élève dans la lecture. Celui-ci peut procéder à une véritable "lecture littéraire", telle que la préconise la didactique contemporaine du français, et pas seulement sur des œuvres écrites pour la jeunesse.

    Je ne préconise pas d'abandonner la lecture des œuvres intégrales, par extrait, abrégées ou adaptées, ni les extraits courts, indispensable si l'on veut mener un travail d'analyse littéraire. Mais il manque depuis longtemps un maillon intermédiaire, qui apporterait souplesse et diversité au travail du cours de littérature. Espérons que cela puisse être un jour le cas.


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